Méfiez-vous de la pierre à barbe, une pièce de théâtre pour dire la guerre et le génocide au Rwanda

Florence Moreauprofesseure de lettres, collège Jean Monnet, Angers
Paru le : 01.10.2022

Ahmed Madani, Méfiez-vous de la pierre à barbe, Paris, Actes Sud-Papiers, 2001.

Résumé : dans une forêt ténébreuse des enfants se cachent, se battent et tuent. Le pays des mille collines est ravagé par la guerre. Cette œuvre théâtrale d’Ahmed Madani nous place au cœur du génocide rwandais. Cette ressource a pour objectif de présenter le texte et son auteur et de donner des pistes pédagogiques pour l’étudier en classe des lycées.

Index géographique : Rwanda

Disciplines : lettres, histoire, HLP (humanités, littérature et philosophie)

Classes : secondes générale et technologique, terminale, première et terminale voie professionnelle, STS

 

L’étude de cette pièce de théâtre dans un cadre scolaire s’adresse à des lycéens ou à des étudiants. Il existe plusieurs entrées possibles, mais on peut d’abord aborder cette œuvre littéraire comme une œuvre de mémoire qui permet d’interroger les concepts d’indicible et d’irreprésentable. C’est aussi un texte pour mener un travail interdisciplinaire sur le génocide rwandais et aider les élèves à approcher, si ce n’est à comprendre, la violence inouïe qui s’est abattue sur le Rwanda en avril 1994. On peut également l’étudier en s’intéressant au travail de l’auteur dramatique et du metteur en scène ou de « l’auteur en scène », comme Ahmed Madani aime à se qualifier, dans un rapport à la création singulier et riche.

 

Ahmed Madani, un « auteur en scène »

 

Ahmed Madani veut « transmettre, l’art, la poésie, la beauté des mots, partager avec les autres quelque chose qui est indescriptible[2] ».

Né en 1952 à Remchi en Algérie, Ahmed Madani a grandi à Mantes-la-Jolie. Psychothérapeute de formation, il est rapidement attiré par le théâtre et fonde en 1985 sa propre compagnie, Madani Compagnie. Très attaché à son territoire, il met en œuvre pendant de nombreuses années un projet expérimental à Mantes-la-Jolie qui devient rapidement une référence en matière d’innovation artistique en milieu péri-urbain. Les lieux de création (entrepôts, magasins inoccupés, immeubles abandonnés, haras), les thématiques (souvent puisées dans les faits de société), les distributions (variant d’un à trente interprètes) sont à l’origine de ses projets d’écriture. De 2003 à 2007, il dirige le centre dramatique de l’Océan Indien (Saint-Denis de la Réunion). Dès son arrivée, Ahmed Madani a initié un projet d’échanges entre artistes du Nord et du Sud auquel Jean-Louis Martinelli et le théâtre des Amandiers se sont régulièrement associés.

L’actualité d’Ahmed Madani nous permet en 2022 de le retrouver dans les médias pour son spectacle Incandescences, troisième volet de sa trilogie Face à leur destin qui a débuté en 2012 avec la pièce Illumination(s) qui met en scène cinq jeunes hommes de quartiers populaires. En 2016 le deuxième volet intitulé F(l)ammes s’intéresse aux jeunes femmes, en 2022 dans Incandescences, toujours joué par des jeunes de banlieue non professionnels, c’est l’amour qui est le fil conducteur. Le texte Au nom du père qui aborde la question de la filiation vient d’être aussi publié chez Actes Sud en juin 2022.

 

Une œuvre pour dire l’indicible

 

Cette pièce a été créée à Mantes-la-Jolie en mai 1999, elle a été reprise au Théâtre de la Tempête en juin 1999 puis au théâtre des Halles en Avignon. Elle doit être jouée par dix enfants acteurs âgés de cinq à quinze ans.

La liste des personnages nous place dans un premier temps dans l’univers du conte : une forêt ténébreuse, un monde sans adulte, un narrateur, un témoin, un grand frère, une petite sœur, une pierre à barbe qui parle. Comme le fera après lui, Jean-Claude Grumberg dans La plus précieuse des marchandises, l’auteur va utiliser les codes du conte comme point de départ de son récit. Cet univers du conte est renforcé par le choix d’Ahmed Madani de travailler avec des enfants. Mais les enfants ne font pas qu’incarner des personnages, ils projettent une part de leur peur ou de leur agressivité, de leur poésie et de leur langage enfantin (« les zigouilleurs, le zigouillage ») : le spectateur ou le lecteur voit avant tout des enfants qui parlent de la guerre.

Le plateau étant le lieu de création d’Ahmed Madani, c’est une écriture théâtrale qu’il a choisie. Ni acte ni scène mais onze parties de longueurs inégales, qui portent toutes un titre pouvant notamment donner lieu avec les élèves à un travail d’élaboration des premières hypothèses de lecture : « La guerre », « Un innocent doit mourir », « Les enfants perdus », « Marche des zigouilleurs », « Comment devenir un monstre », « Zigouillage et brigandage », « La pierre à barbe », « Les fugitifs », « Dernière heure de Kalifa », « La mort », « Chœur des morts ».

La première partie intitulée « La guerre », que l’on peut lire en classe de manière collective, est un monologue qui conduit le lecteur et le spectateur à avoir une réflexion sur la notion même de guerre : ce texte résonne en nous quelle que soit l’époque, le lieu ou le conflit.

C’est aussi une tragédie, « Tragédie guerrière » est le sous-titre de la pièce. Le titre de la deuxième partie : « Un innocent doit mourir » nous annonce la mort de Kalifa. C’est inexorable et la seule possibilité pour lui d’échapper à son destin c’est de dénoncer quelqu’un à ses bourreaux pour ne pas être tué ou battu. Il peut aussi en inventer un, comme l’a fait avant lui le témoin : K comme kalachnikov, A comme alcool, L comme livre, I comme ivoire, F comme foot, A comme Africa. Kalifa va mourir car le témoin a inventé un nom, le sien ! Cette partie et les trois dernières nous permettent d’aborder le genre de la tragédie. Ces extraits pourraient intégrer un corpus de plusieurs extraits de tragédies classiques et contemporaines, tels que l’annonce de la mort d’Antigone chez Sophocle ou chez Jean Anouilh ou bien encore celle de Phèdre chez Racine.

Au caractère tragique s’ajoute le pathos et l’émotion qu’apporte l’interpellation du spectateur et du lecteur. Nous sommes tout de suite placés dans une situation très inconfortable, notre passivité est dénoncée à plusieurs reprises : « combien de Kalifa faut-il pour attendrir votre cœur dur comme de la pierre ? », nous demande Kalifa, interprété par un enfant de 12 ans.

La partie intitulée « Comment devenir un monstre » peut nous mettre en difficulté si l’on voulait la lire voire l’étudier en classe. Il est néanmoins possible de la surmonter en s’inspirant du dispositif qu’a inventé Ahmed Madani pour rendre supportable le témoignage des zigouilleurs : chacun d’eux doit rassembler autour de lui une dizaine de spectateurs qu’il fait monter sur le plateau pour lui raconter comment il est devenu un monstre. En classe, on peut par exemple proposer un travail par groupe autour d’un ou deux témoignages car vouloir les lire tous s’avérerait impossible tant la violence du récit de ces enfants et des crimes qu’ils ont commis est terrible. Et qu’ils soient inspirés de faits réels les rend encore plus insoutenables à écouter ou à lire.

Avril 1994, au Rwanda

 

Le début de l’œuvre peut sembler aborder la question des enfants soldats et de la guerre dans son caractère universel. Mais très vite l’œuvre nous fait découvrir le génocide rwandais dans ce qu’il a de spécifique. « Au pays des Mille Collines, il y a deux sortes de gens : ceux qui battent et ceux qui sont battus[3]. » Les crimes sont commis par les amis, les voisins, l’instituteur… Cette proximité des victimes et des bourreaux ajoute au caractère insupportable et difficilement compréhensible de ces crimes.

 

On entend aussi la radio des Mille Collines : « Ici Radio Mille Collines, la radio qui tue. Il faut éliminer tous les cafards, en finir avec eux à jamais ! Hitch haine ! Tous à vos machettes[4]. » Cet appel au meurtre relayé pendant des semaines par la radio-télévision libre permet aussi de comprendre les préparatifs et le caractère génocidaire de ces crimes préparés, entre autres, par les discours des animateurs qui vont utiliser les animosités et frustrations des Hutus à l’encontre des Tutsis et répandre une propagande virulente contre les Tutsis, les Hutus modérés, les Belges et la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). À la radio, les appels au meurtre, tels que « Tuez tous les cafards », commencent dès le début du génocide.

L’absence de réactions internationales est aussi dénoncée à plusieurs reprises dans la pièce : « Là-bas au pays de ceux qui tirent les ficelles[5] », « […] les diplomates savent, les observateurs savent, les banquiers savent, les marchands d’armes savent, les mercenaires savent, les journalistes, tout le monde sait et personne ne parle, personne ne dit rien. C’est le silence, le terrible silence qui tue plus fort encore que les machettes[6]. » Cela nous permet de traiter la question de l’information et des médias, du rôle de la France et de l’ONU.

Pour poursuivre le travail mémoriel sur le génocide, on peut visionner, tout ou en partie, le film Sometimes in april de Raoul Peck, sorti en 2005, qui retrace l’histoire du génocide à travers le destin d’une famille dont deux frères, l’un rescapé, l’autre ayant diffusé des messages de haine sur la Radio-télévision des Mille Collines. Le film revient sur les trois mois de massacre, l’absence de réaction de la communauté internationale, mais aussi sur les procès du tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha.

Mettre en regard les mémoires pour interroger la notion d’indicible

 

Le travail d’Ahmed Madani résonne aussi avec le travail de mémoire de Jorge Semprun. Dans L’écriture ou la vie, paru quelques mois après le génocide rwandais, Jorge Semprun fait le récit de son expérience de la Résistance, puis de son internement à Buchenwald, et de ce qui l’empêcha d’écrire comme il le projetait pourtant à sa sortie du camp. Celui-ci s’insurge des années plus tard contre la notion d’ineffable, d’indicible et l’importance de la réécriture du vécu en objet artistique pour témoigner :

Un doute me vint sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément.  Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance, sa densité.

Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de re-création. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques.

L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout […].

On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le courage d’un récit illimité, probablement interminable […].  Quitte à ne pas s’en sortir, à prolonger la mort…[7]

Dans la continuité de cette réflexion de Semprun, avec Méfiez-vous de la pierre à barbe, Ahmed Madani nous prouve que l’indicible n’existe pas en littérature.

Pour aller plus loin :

– Madani Compagnie : http://madanicompagnie.fr/

– Entretien avec Ahmed Madani dans l’émission de France Culture Affaires Culturelles du 24 janvier 2022 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/ahmed-madani-est-l-invite-d-affaires-culturelles-3611019

– Dans l’émission 28 minutes du 18 mai 2022, interview d’Ahmed Madani :

https://www.arte.tv/fr/videos/103958-185-A/28-minutes

Rwanda, 1994-2014 – Histoire, mémoires et récits, ouvrage collectif, les presses du réel, octobre 2017. L’introduction est disponible en suivant le lien suivant :

https://www.lespressesdureel.com/file/ouvrage/5934/extrait_pdf_5934.pdf

– Article de François Robinet paru sur le site de Mémoires en jeu le 29 juin 2022 :

https://www.memoires-en-jeu.com/actu/france-rwanda-face-a-lhistoire/

– Rapport remis le 26 mars 2021 au Président de la République française :  La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994)

https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186_1.pdf

[2] Affaires culturelles, France Culture, 24 janvier 2022 :  https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/ahmed-madani-est-l-invite-d-affaires-culturelles-3611019

[3] Ibid., p.12.

[4] Ibid., p.26

[5] Ibid., p.14

[6] Ibid., p. 18

[7] Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Folioplus, 2019, p. 24-25