Anne Faurie-Herbert, IA-IPR lettres-cinéma – Académie de Toulouse
Marie-Laure Lepetit, IG lettres-cinéma
Résumé
Cette ressource propose une lecture commentée, accompagnée d’extraits choisis, de C’est en hiver que les jours rallongent de Joseph Bialot, sous l’angle de la question de la déshumanisation. Elle part de l’exergue du récit et tente de répondre à la question qui y est posée : où est l’homme à Auschwitz ? Après s’être interrogé sur la manière dont l’auteur, quelque 60 ans après, s’empare de cette question et la traite, on montrera que le récit de Bialot tente, malgré tout, de réaffirmer l’existence de l’Humanité et de sa beauté.
Mots clés : civilisation, déshumanisation, homme et femme, humour, Humanité,
Index géographique : Auschwitz, France, Grèce, Pologne, Ukraine
Disciplines : Français – Humanités, littérature et philosophie
Niveaux : 3ème ; 2nde terminale générale
Version PDF : Bialot – Où était l’homme à Auschwitz ?
« Question posée à un déporté rescapé qui devint rabbin après trois ans de camps : “Où était Dieu à Auschwitz ?”
Réponse : “Où était l’homme ?” »
Le lecteur qui ouvre C’est en hiver que les jours rallongent se trouve confronté à cette interrogation foudroyante, première illustration du témoignage à l’état « brut » que Joseph Bialot entend écrire. Elle résume à elle seule ce que fut le KL (Konzentrationslager), « système (…) consubstantiel au nazisme[1] » : une rupture totale avec la culture humaniste et la civilisation éclairée par l’esprit des Lumières du fait d’une politique de déshumanisation et de génocide, produit de l’antisémitisme et du racisme.
Auschwitz, parce qu’il est pour le déporté « écroulement de son vécu[2] », est d’abord deuil de soi, de son individu constitué au fil du temps : « l’instant indicible où s’effondrent toutes les structures morales, religieuses ou autres que chacun a construites durant son existence[3] ». Par là-même, Auschwitz constitue la fin de l’Humanité en tant qu’il est disparition de l’humanité dans l’homme, de l’humanité que chaque individu contient en lui : « À Auschwitz, chaque individu perdait brutalement tout le vernis ‘civilisateur’ accumulé sur lui depuis des millénaires et résumait, à lui seul, toute l’histoire de l’espèce depuis l’apparition du premier homme sur terre[4]. »
Cette définition d’Auschwitz, Joseph Bialot la résume dans le nom de « gouffre » : « le gouffre qui s’ouvre en chaque individu lorsque, lucide, il commence à vivre son propre deuil »[5]. Or c’est de ce même nom que nous pouvons nommer la « chose » devant laquelle se trouve tout être quand il est confronté à l’histoire du nazisme et à l’immense système de mort qu’il a mis en place depuis 1933, ouverture du premier camp. L’image du gouffre c’est donc aussi celle qui illustre l’incompréhension abyssale devant laquelle les « hommes normaux », comme les appelle Rousset, se trouvent face à ce Mal incommensurable.
C’est pourquoi, nous tenterons de lire ce récit en nous demandant d’une part ce qu’un concentrationnaire, écrivain de métier, parvient à dire, presque 60 ans après sa déportation, de ce « gouffre » qu’est la disparition de l’homme à Auschwitz, d’autre part en quoi ce témoignage peut contribuer à nous aider à nous tenir face à l’autre gouffre, celui de l’incompréhension face au Mal.
Le pouvoir de nommer : un rempart contre l’aveuglement, le déni ou l’oubli
Nommer l’abjection
« (…) les voyageurs du train fantôme avaient maintenant les visages nivelés, devenus identiques par l’érosion de la fatigue, de la famine, de la crasse, de la peur, des gueules ravagées par l’angoisse, qui commençaient à ne plus être décryptable[6] »
Nommer l’abjection chez Bialot c’est décrire sans détours ni gants les sévices dégradants et les défections du corps car là commence la déshumanisation, la destruction de l’homme dans l’homme : « C’est ainsi que commence la destruction, par une tonte où l’être civilisé, avec nom, prénoms, qualité, vient d’expirer dans l’œil de son semblable[7]. »
Humour noir et ironie mordante, l’effet « coup de poing dans la gueule » comme il l’écrit lui-même, sont au cœur de ces passages. Pour dire l’indicible, Joseph Bialot choisit un langage constitué d’images rudes, d’analogies et associations dont l’incongruité surprend, de télescopages expressifs de réalités en apparence distinctes, d’une langue populaire au lexique familier voire grossier, d’un style paratactique grâce auquel les mots deviennent des images-flash. Tout est mis en œuvre pour dé-ranger le lecteur, l’é-mouvoir au sens étymologique du terme -celui de mettre en mouvement, susciter une réaction qui le fasse sortir de lui-même-, pour lui faire voir (ou lui faire entendre) ce qui lui est, a priori, impossible d’imag-iner.
Mais ce cynisme de l’écriture, il le puise dans celui qui pouvait avoir cours au Lager, une arme dont il a appris à se servir pour résister et survivre :
« 1er janvier 1945 !
Quelques gars échangent une poignée de main. Je n’ai pas souvenance de vœux. Souhaiter, au Lager, une bonne année à quelqu’un ressemble à de la provocation. Ou alors des vœux d’un nouveau genre, le cynisme étant un moyen de défense, dans le style « Bonne année, bon caca, crève plus vite tu pueras moins[8]. »
L’incongruité, ce même effet « coup de poing dans la gueule », Joseph Bialot le ménage en articulant cette stylistique de la brutalité avec des morceaux poétiques, véritables chants d’une beauté incontestable, qui surgissent sans que le lecteur s’y attende. Des moments inattendus, qui restent là comme en suspens, au milieu du champ de ruines humaines décrit.
Extraits possibles
p. 23 : « Retour… J’ai l’âge de l’univers et, toujours puceau, j’ai envoyé l’idéal se faire foutre et Dieu se promener dans les nuages de cendres humaines qui couvrent l’Europe. Il est vrai que les voyages forment la jeunesse. Je suis formé pour l’éternité et j’ai perdu ma jeunesse. Quant à être beau… J’attendrai de savoir si j’ai encore une famille, si ma mère… Depuis l’été 44, nous nous sommes perdus de vue.
Je ne supporte plus davantage le bruit des vomissements. Je me lève, entreprends une longue balade dans les tripes du navire et déniche, à fond de cale, la prison du bord. Elle est vide, la porte de la cellule de force est ouverte. Je m’allonge et m’endors sur la planche qui sert de lit.
Depuis ma sortie du Lager, des planchers, des tables, n’importe quoi, j’en ai connu quelques-uns en lieu et place de sommiers et matelas. Au début on se réveille brisé en se demandant en combien de morceaux son squelette s’est disloqué. On compte les pièces détachées puis on s’y fait, et on finit par très bien dormir à même le sol, avec une veste roulée comme oreiller. »
p. 49 : « Tonte. Pas un poil de trop ne doit troubler l’ordre allemand. Crâne, aisselles, triangle pubien, tout y passe.
Douche. Passage d’un désinfectant sur les zones rasées. Ça brûle lorsque ça glisse sur les testicules.
Remise du vestiaire : le célèbre droguet des prisons allemandes que le monde entier va découvrir, le « pyjama » rayé bleu et blanc, ou sa variante, gris et blanc, plus la Mütze pour le crâne. J’obtiens, en prime, une superbe paire de chaussures en toile avec semelles en bois. Mais le sympathique Polack, un taulard lui aussi, qui me balance mes godasses à la gueule, est de mauvais poil et “Schnell ! Schnell !” ne me donne pas de lacets »
p. 51-52 : « Première activité de bagnard. Un camion décharge, de sa benne renversée, des tonnes de pavés. Travail intellectuel. Chaque taulard doit prendre un pavé sur l’épaule et le porter à la route, deux cents mètres plus loin. Travail facile, à condition que le chien de garde n’ait pas l’idée saugrenue de le faire exécuter au pas de gymnastique. (…)
A l’arrière-garde, le kapo active le mouvement de sa matraque. Un vrai chef d’orchestre. Un, deux, trois, quatre… Il bat la mesure et le gummi retombe sur les derniers, heurte une épaule en la mineur, rebondit sur un crâne en laminoir, casse un bras, symphonie matinale pour os brisés.
Parfois, un pavé tombe. Le porteur s’arrête pour le récupérer. Et la matraque dégringole aussi. Cantate en lamentos refoulés. Pas un cri, pas un geste superflu. Le chef d’orchestre s’amuse, crescendo, concerto pour taulards et orchestre, ça roule, ça cogne, ça fait un bruit mat le caoutchouc qui frappe. Clé de sol, dièse ? Jazz ou classique ? Quintette ou orchestre ? C’est un dialogue, un duo entre le bâton noir et le corps de l’autre. Flap !… »
p. 55 : « Je suis à Auschwitz. Je n’ignore rien de ce qui se passe là. Je le sais. Oui, mais je ne l’ai pas compris jusqu’au bout. On ne sort pas d’une vie d’homme lambda pour plonger, vivant et réveillé dans un cauchemar sans une période d’adaptation. Et l’équation est simple : s’adapter ou mourir. Pas d’autre issue. »
p. 85 : « 1942. Pierre débarque ici à la fin de l’automne, lorsque le ciel pleure d’humiliation d’avoir à coiffer un pareil pays, lorsque la terre en dégueule de honte sa boue liquide, lorsque les pierres et les arbres en gémissent de rage et d’impuissance. Les seuls encore capables de gémir. C’est l’époque des grands massacres, des jours gris, des aubes noires où les kommandos passent la porte avec un ordre précis : tuer. L’orchestre sonne l’hallali, la sentinelle de la porte pointe sa liste, les kapos attendent. Et le soir, au retour, l’orchestre toujours présent, joue. Bombez le torse, amis ! Pas cadencé, tête droite ! A l’arrière les porteurs ramènent les cadavres du jour, frais massacrés comme frais pondus. Trois au Strassenbau, cinq au Kohlenplatz (le stockage du charbon), deux au Holzhof (la réserve de bois). Joue orchestre, marche camarade, attaque du pied gauche la boum de la grosse caisse ! Fin du travail, fouille, la caravane passe, les morts suivent, se ressemblent tous. »
Mise en musique, en cadence devrait-on dire, de l’horreur au quotidien. Métaphore filée qui dénonce la scandaleuse collusion, l’abjecte alliance du mélomane et du tortionnaire…qui a pourtant bel et bien existé.
p. 100-101 : « Ici, j’ai croisé des hommes blêmes vidés de leurs dernières ressources vitales, des types au regard halluciné, des taulards qui ne voyaient plus leur environnement, des Häftlinge morts vivants, des mousoulmanes se déplaçant comme des fantômes, sans bruit et sans geste. »
p. 101 : « Des cris de douleur…ma tête en est pleine, sur les chantiers, à la soupe, à l’appel, dans les blocks. Les cris fous sont une des caractéristiques du Lager. Des hurlements de souffrance, des plaintes d’hommes revenus à la petite enfance, souffles stridents de bêtes qui expirent. »
p. 175 : « Il fait grand jour et le navire vire de bord. A la poupe du bateau, appuyé à la rambarde, je regarde les marsouins qui nous font un brin d’escorte et sautent hors de l’eau pour y replonger aussitôt. Jamais vu un spectacle pareil. Eclairs noir et argent, les cétacés se livrent à une gymnastique fort différente du Lager. Au camp parmi les punitions après une séance de “Mützen ab, Mützen auf!”, venait un cours de gymnastique avec un SS pour moniteur, assisté d’un ou deux kapos.
Un jeu tout simple, “Mützen ab, Mützen auf !”. Un raccourci de l’appel.
Ça se joue en deux équipes ; un groupe de taulards au garde-à-vous, face à un SS.
Commandement.
– Mützen ab !
Les crânes se dénudent, les bérets claquent sur la cuisse
– Mützen auf !
Les coiffes retrouvent leur place primitive.
A priori, rien de bien méchant. Sauf la durée du jeu, sauf l’accélération du commandement, sauf le bras qui n’en peut plus de s’abattre, de se lever, de retomber. Une fois, dix fois, cent fois, deux cents fois. Une pulsion de meurtre monte dans les têtes, une pulsion aussitôt réprimée. Car le moindre geste de révolte, le plus petit signe de lassitude et…
La séance sportive était, elle, généralement liée au travail et n’avait rien d’un match. Pas question d’une compétition Association Sportive Kapo contre Union Olympique Krematorium, avec arbitre et juges de touche. C’est plus animé, plus vivant… façon de parler… »
En parallèle à ces extraits, il est possible de faire lire les deux courts passages suivants qui disent l’autre comme le miroir de soi :
p. 82 : « Les hommes se font face, crânes rasés, visages émaciés par la sous-alimentation, regards brillants. Ils ont changé, mes potes. Et chacun d’eux me renvoie mon image. Ces cernes, ces yeux qui s’enfoncent dans les orbites, ces pommettes qui deviennent saillantes ne sont que mon reflet. »
p. 96 : « Les hommes sont nus et semblent encore un peu plus misérables avec les vêtements posés à leurs pieds. Chacun regarde son voisin, découvre sur la peau de l’autre les traces de sa propre déchéance, de sa future échéance, les stigmates de sa décrépitude personnelle, préavis au faire-part de décès, à la prière d’incinérer. »
Ils ne sont pas sans rappeler le moment où Élie Wiesel découvre dans un miroir l’état de son visage : « Un jour, je pus me lever, après avoir rassemblé toutes mes forces. Je voulais me voir dans le miroir qui était suspendu au mur d’en face. Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto.
Du fond du miroir, un cadavre me contemplait.
Son regard dans mes yeux ne me quitte plus[9]. »
La rage du « coup de poing dans la gueule » qui caractérise l’écriture de Joseph Bialot ne peut laisser indifférent, saine révolte qui se défie de tout attendrissement sur soi. Elle est l’expression d’une profonde révolte ; elle dit avant tout l’incompréhension et la volonté de s’insurger encore et toujours, de maintenir cette capacité à s’inscrire en faux. Il est des doutes, des hésitations qui ouvrent des possibles et autorisent parfois paroles et actes qui, de troubles en polémiques, deviennent inqualifiables. L’ironie chez Bialot est une arme pour éveiller chacun à sa propre conscience sans faux-fuyant autorisé. Là où Raphaël Esrail instille l’espérance, Joseph Bialot introduit la vigilance voire la défiance d’un être autrefois brisé et aguerri qui ne tient plus à se laisser surprendre. Refus irréductible de toute illusion ou pudeur inavouée. L’épigraphe d’Henri Calet n’est pas sans intriguer – « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes ».
Nommer la perte
« Et les survivants, ces hommes “normaux” avant la guerre, traînaient, tous, sans exception une histoire invraisemblable pour des cerveaux standards. Chaque être rencontré n’était qu’un incroyable roman vrai, issu d’un cauchemar vécu éveillé dans l’atmosphère et les décors insensés inventés pas les Jérôme Bosch du XXème[10]. »
La galerie de portraits brossés à grands traits comme autant de stèles, d’hommages rendus à ces figures rémanentes qui font l’objet d’une litanie égrenée au long du récit et du retour en France. Joseph Bialot les nomme à nouveau (on connaît la portée symbolique attachée au prénom) ; ils ressurgissent à sa mémoire et retrouvent une brève existence à nos yeux. Ces apparitions soudaines dans un style paratactique, parfois syncopé, proscrivent tout sentimentalisme ou apitoiement. Nulle recherche d’effets, de pathos ou d’attendrissement, inappropriés pour qui honore sans concession des êtres disparus et considérés pour ce qu’ils ont été et demeurent. Ces invocations sont toutes brèves, précises et circonstanciées, toujours particulièrement expressives prises par l’urgence de dire avant que les visages ne soient à nouveau anéantis. C’est la force de leur évocation qui permet de marquer notre souvenir de leur présence, comme une image particulièrement lumineuse s’imprime sur la rétine et demeure. Ces portraits croqués avec une tendresse parfois rude frappent la vue et notre sensibilité par leur humanité. Leur brièveté (parfois proche de la fulguration) nous rappelle combien est fugace l’existence mais tenace le désir de les préserver de l’oubli. Ils nous deviennent familiers et cette proximité soudaine tissent les liens d’une véritable communauté.
Extraits possibles
p. 26-28 : Simon
p. 60-63 : Samy
p. 71 : Jacques
p. 84-87 : Pierre
p. 261 : Roger
II. Une humanité réaffirmée
1. Dans la nécessité d’affronter l’opacité du monde par l’acuité sans concession ni complaisance d’un regard ouvert
a) Couleurs et parfums : comment ré-enchanter le monde
Extraits possibles
p. 24 : « Réveil à l’aube.
Stupeur devant les couleurs douces et violentes qui accourent vers le navire. Le Bosphore est là, devant la proue, et offre à la population éberluée du paquebot un paysage de châteaux forts, de villas, de ports échoués sur une mer pastel. A tribord, c’est l’Europe, sur la gauche, le commencement de l’Asie.
Le Bergensfjord glisse au ralenti dans le détroit, au milieu d’un flot continu de canots, de navires de toutes sortes, torpilleurs gris, barcasses de pêcheurs, cargos. Un parfum oublié accourt de la terre : les lilas sont en fleurs sur la rive européenne et leurs effluves nous tordent les narines. Un premier souffle inhumain pour des hommes habitués à ne sentir depuis des millénaires que l’odeur de la merde, le fumet acide et si particulier de la crasse, les remugles de la mort et du désespoir.
Les passagers sont tous sur le pont. Personne ou presque ne connaissait le Bosphore et les hommes, sortis du trou du cul du monde, redécouvrent la beauté et la paix à l’entrée d’Istanbul. »
p. 46 : « Comment une mer peut-elle posséder une pareille gamme de bleus ? Lorsque je ne suis pas de corvée, je passe mon temps sur le pont du navire et ne me lasse pas de ce sillage que le Bergensfjord tire derrière lui comme un voile de mariée. »
b) Regard lucide sur l’ambivalence humaine : jeu de nuances et de renversement des regards. Œuvre d’un moraliste ? « Certains hommes ne sont grands que lorsqu’ils sont dans la merde »
p. 32-33 : « A chaque instant, je découvre un patchwork d’humanité dont chaque élément peut raconter un Guerre et Paix, Les Misérables ou son voyage personnel au bout d’une nuit qui n’est pas terminée, voire parler en expert des neuf cercles de l’Enfer. Mais Dante, lui-même, ignorait que les vrais cercles de l’Enfer sont infinis, indéfinissables et interminables. »
c) Dans l’éveil du désir et l’hommage rendu aux femmes
Extraits possibles
p. 122-127 : la rencontre avec Odette.
« Odette, je pouvais encore la décrire, parler des taches de son sur la peau, de l’éclair du regard.
J’ai été éperdument amoureux d’elle durant les quelques heures, réparties sur neuf jours, où nous nous sommes croisés. Comme dans tout amour, le temps n’existait plus mais il était là remplacé par la certitude de l’éphémère. Tous nos sentiments étaient décuplés par l’impression que tout pouvait s’arrêter à chaque seconde, que l’intervention d’un SS pouvait envoyer l’un ou l’autre, ou les deux, à une mort immédiate. C’est peut-être cela l’amour véritable, un vécu intense dans la perception d’une disparition imminente. »
p. 127-130 : Micheline
« Une nuit, allongé sur le sol de la baraque, la tête dans la poussière, je somnole.
Une main me secoue. J’ouvre les yeux. C’est Micheline.
– Tiens.
Et elle me tend une tartine de pain couverte de margarine. Jamais dégusté un délice pareil. Je n’ai jamais su, non plus, où elle l’avait déniché. Ce “casse-croûte” est resté gravé dans ma mémoire. »
p. 131-133 : Rester une femme au Lager ?
« Rester une femme…
Lorsque les chevilles s’ornent d’œdèmes, quand les règles disparaissent à dix-sept ans, lorsque le désir s’éteint alors que le rêve se fixe sur un crouton de pain, et pourtant…les soirs fous où l’on essaie de se fabriquer un soutien-gorge avec deux carrés d’étoffe volée, ces éclats de rire quand on compare ses seins avec ceux de ses amies, et la mise en commun d’une ration de margarine pour faire un masque de beauté. […]
Rester une femme ? Lorsqu’on perd son reflet ? Lorsque s’effrite le corps ? Lorsque fondent les muscles ? Lorsque s’enfuit le visage ? A moi ! De l’aide ! Cosmétique ? Présent ! Le rouge brique est à la mode. Toutes en rouge brique ! Masques de beauté ? Présents ! Vive la margarine ! Squelettes… A vos soins ! A vos beautés ! Prêtes ! »
3. L’homme toujours présent là où on ne l’attend plus …
« Nous n’étions plus des garçons mais des fauves aux aguets du moindre mouvement suspect […] Quant à la tendresse, personne ne savait plus ce que ça voulait dire. Existait, de fait, une solidarité de survivants, seul amer terrestre dans notre grisaille de marins perdus[11]. »
Extraits possibles
p. 91-94 : le Docteur Pollack
« Pollack est le seul homme du camp à donner du « Monsieur » à ses malades.
Le seul à ignorer la présentation par matricule […] « Monsieur »… Ce simple mot redevient une couronne princière offerte à une silhouette qui achève sa vie en se vidant dans son lit. »
p. 58-59 : les communistes
« Quant à la formation politique, elle reste déterminante. Un communiste va se battre, se battre pour lui et pour ses camarades. Sans hésiter, tous ceux que j’ai connus ont fait abstraction d’eux-mêmes face au chaos. Par leur formation idéologique, leur discipline, leur « culte » des masses, ils étaient, à mon avis, les seuls à pouvoir le faire. Ne comptaient que le groupe et sa solidarité au royaume du chacun pour soi. […] jamais je n’oublierai que les seuls hommes qui soient restés pleinement des hommes au Lager étaient les communistes. »
Que comprendre du douloureux épilogue si ce n’est le geste de survie que l’écriture pose ? Tisser et tisser encore les liens qui rétablissent un passage entre les berges du gouffre. Les deux auteurs-témoins, chacun à leur manière, fidèles à ce qu’ils sont, ne disent-ils pas à la fois l’impuissance à communiquer et la nécessité de le faire. Reprenant en écho les propos de Semprun, de Wiesel et de tant d’autres. Qu’importe puisqu’au-delà de l’impossibilité à dire, les témoignages se multiplient, se complètent, se répondent … La mémoire se peuple ainsi de toutes ces voix, n’en exclut aucune. Elle se constitue en une communauté d’échos dont l’ampleur se fait d’autant plus intense et la portée longue que s’y mêlent des tessitures et tonalités diverses.
« On ne compte plus les récits sur la déportation. Ils se sont accumulés.
En vain. Tout le monde écoute, personne n’entend[12]. Peut-être l’horreur ne peut-elle s’écrire qu’avec des hiéroglyphes non encore décryptés à ce jour.
Malgré tout leur talent, les quatre auteurs qui ont le plus fidèlement rendu compte de ce magma infernal, David Rousset, Robert Antelme, Primo Levi, André Lacaze sous une forme plus légère, n’ont fait que décrire la partie visible de l’iceberg. Il semble impossible d’aller au-delà, sauf à prendre le risque de délirer.
Il y a, dans l’histoire des camps, “quelque chose”, présent chez les survivants, qui ne peut être ni défini ni décrit en termes humains. La mort vécue ne peut se raconter, pas plus qu’on ne peut regarder le soleil en face ou reste indéfiniment sous l’eau. Auschwitz ne peut “être mis en mots”, ni en images, ni en sons. […] Et m’est venue l’envie de témoigner, tout simplement, comme tout revient, en vrac, les visages, les lieux, les mots, les odeurs, les goûts en les dégoûts, de parler des camps comme on vide son sac, chez un analyste, par simple associations d’idées, de dire la vie ou plutôt le temps de la mort vécue et les jours qui ont suivi …[13] ».
Quoi qu’en dise Joseph Bialot, son récit « coup de gueule » apporte la touche ou part manquante à cette mémoire collective. Et l’humour noir, teinté de cynisme, ajoute à sa singularité rauque.
Notes
[1] Annette Wieviorka, 1945 La découverte, Paris, Seuil, p. 101.
[2] Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, Paris, Seuil, 2002, p. 14.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 123.
[7] Ibid., p. 132.
[8] Ibid., p. 100.
[9] Élie Wiesel, La Nuit, Paris, Minuit, 1958, p.178.
[10] Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, op.cit., p. 247.
[11] Ibid., p. 46.
[12] Ces mots ne sont pas sans rappeler ceux plus récents de Jean-Claude Grumberg présentant son dernier ouvrage. Cf sur ce même site, le compte rendu de lecture consacré à La plus précieuse des marchandises : « Un conte, parce que cela fait 60 ans que Jean-Claude Grumberg écrit sur le génocide des Juifs d’Europe et qu’il s’aperçoit aujourd’hui que “c’est comme s’il avait joué de la flûte”. Un conte, donc, pour tenter de se faire entendre de tous, à un moment où, le « plus jamais ça » lui semble n’avoir plus d’efficience. Comme si le tabou était brisé, les interdits en train de se lever. »
[13] Ibid., Préface.