Sur les ruines du corps. Au sujet de La Supplication de Svetlana Alexievitch

Stella PinotProfesseur de lettres, académie d’Aix-Marseille
Paru le : 10.09.2021

Sur les ruines du corps[1] 

 Au sujet de La Supplication de Svetlana Alexievitch[2]

 

Résumé

Cet article propose une lecture de La supplication de Svetlana Alexievitch centrée sur la question des corps, la cicatrice visible de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Malgré ces corps devenus ruines, le souffle de la vie parvient à se faire entendre grâce aux voix – leurs modulations, leurs silences – que l’auteur recueille et dont on montrera ici la puissance restauratrice.

Version PDF de l’article : La Supplication VF

 

Par sa fulgurance, le souffle d’une explosion provoque toujours un choc sidérant et une rupture brutale dans une temporalité. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl n’a pas seulement dévasté la Biélorussie. Cet accident, qui intrique technologie à haut risque et corruption d’un système à bout de souffle, a été un point de bascule : il a introduit l’humanité entière dans une ère nouvelle parce que ses retombées ont ébranlé la structure même du vivant.

Édifiée à partir des décombres de Tchernobyl, La Supplication est une œuvre post-apocalyptique. Svetlana Alexievitch donne la parole aux témoins, rescapés de la catastrophe,  martyrs[3] immolés sur l’autel du nucléaire. De ces récits pathétiques, nous avons retenu le vécu clinique que les victimes expriment. Car les survivants ne disent pas seulement la violence de l’explosion nucléaire et la déstructuration de leur vie sociale. Tous racontent l’horreur de l’irradiation subie. Les corps de Tchernobyl parlent. Ils sont la cicatrice visible de l’accident nucléaire et de ses effets dévastateurs, dont ils conservent la mémoire. Ils projettent l’image de la ruine et de la finitude de l’ensemble du vivant. Mais malgré la force de mort qu’ont essaimée les radionucléides, malgré le sentiment de déréliction qui accompagne cette destruction, subsiste obstinément la force de survivre, c’est-à-dire la force de continuer à vivre. Nous allons voir comment La Supplication donne à voir l’effondrement des corps pour mieux interroger la persévérance de la vie et ses capacités auto-réparatrices.

Avant de montrer comment les Biélorusses affrontent l’ennemi invisible qui les frappe, nous nous attarderons sur les corps altérés par le poison radioactif. Nous verrons enfin que les forces de vie saisies par Alexievitch se manifestent au-delà des structures biologiques : malgré la désintégration du corps, le souffle de la vie se fait entendre, notamment à travers l’immatérialité des voix qui portent une parole restauratrice et qui font vibrer la substance et le mouvement continu de la vie.

La vie atomisée

Un mal insidieux

La catastrophe de Tchernobyl est selon les mots de l’auteur :

un événement pour lequel nous n’avons ni système de représentations, ni analogies, ni expérience. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles, ni même notre vocabulaire. (p. 31-32)

Si la déflagration fracture brutalement la trame prosaïque des jours ordinaires, elle est un point de repère visible et audible, tandis que la propagation des ondes radioactives qui en résulte, parce qu’elles sont impalpables[4], est un effet invisible qui rend problématique la perception de la réalité et qui redéfinit les lois de la causalité. Au moment de l’explosion du réacteur 4, nul n’est capable d’en prédire les conséquences sur les organismes vivants[5].

La Supplication montre à quel point la radioactivité est un phénomène hors de portée des sens et de l’entendement, et dont on ignore l’impact. C’est que, en tant que force invisible, c’est un incernable, une réalité abstraite, qui empêche la compréhension et qui rend le langage inopérant. L’ignorance et l’impuissance des hommes face au vide interprétatif de la radioactivité sont au centre de tous les témoignages.

Face à cette force immatérielle, les habitants sont d’autant plus dubitatifs que les autorités étouffent immédiatement la voix des scientifiques, ceci pour minimiser l’impact de l’explosion, tout en assénant des contre-vérités. Dans le « Monologue sur le pouvoir démesuré d’un homme sur un autre » (p. 211 à 218), Borissovitch Nersterenko, l’ancien directeur de l’Institut de l’énergie nucléaire, déplore le cynisme des dirigeants qui cherchent à faire écran entre la nature de l’événement et la population qu’on renonce à informer et à protéger, notamment par la distribution d’iode. Voici un passage éloquent : « J’appelais sur une ligne gouvernementale, mais l’affaire était déjà strictement confidentielle. Dès que j’ai mentionné l’accident, la liaison a été coupée. » (p. 211)

La réalité des faits est occultée à des millions de personnes. Le petit peuple biélorusse devient alors la victime sacrificielle de ce mensonge d’État[6]. Zoïa Danilovna Brouk, inspecteur de la préservation de la nature, mentionne la pitié qu’elle ressent envers les villageois :

Et ils ne comprenaient pas ce qui s’était passé. Ils avaient une foi quasi religieuse dans les scientifiques, dans les gens cultivés. Et nous leur répétions : « Tout va bien. Rien de grave. Il suffit de se laver les mains avant de manger. » (p. 171)

Bernés par les élites, certains perçoivent même l’événement comme une fiction. Les habitants des campagnes ont d’ailleurs le réflexe de se fier à la terre qui ne montre pas de signes visibles de la contamination. Elle continue à fournir des récoltes abondantes, ce qui annule toute tentative de rationalisation scientifique. Voici les propos que rapportent les deux enseignants du « Monologue à deux voix pour un homme et une femme », analysant les réactions des populations rurales :

La radiation, on ne la voit pas, on ne l’entend pas. Ce sont des inventions scientifiques ! (…) Les choses ont repris leur cours : les labours, les semailles, la récolte … L’impensable s’est produit : les gens se sont mis à vivre comme avant. Renoncer aux concombres de son potager était plus grave que Tchernobyl. (p. 126)

Si ce qui n’est pas visible aveugle la raison, en revanche le corps, parce qu’il est soumis aux lois de la physique, ne ment pas : c’est en faisant effraction dans le corps que la vraie nature de l’événement devient une réalité tangible et mesurable.

Le corps-catastrophe

Exposé, c’est-à-dire soumis aux aléas d’un dehors, le corps humain est une structure matérielle ancrée dans une spatio-temporalité particulière qui en modèle la forme. En tant que véhicule de l’être au monde, il est pris dans l’expérience vive du monde. Il est lieu de rencontre entre le sujet et le monde dont il retient les traces. C’est ainsi qu’il porte les stigmates d’un vécu individuel ou collectif, qu’il rend visible par ses marques et ses métamorphoses. Mais c’est avant tout un organisme vivant, c’est-à-dire « une machine chimique [7] » enveloppée par la membrane de la peau, qui s’élabore elle-même à partir d’interactions constructives internes, selon un schéma invariant et reproductible. Or, comme l’on sait, les substances radioactives, en particulier sous forme gazeuse, pénètrent au cœur des cellules et endommagent l’information génétique, provoquant des incidences biologiques irréparables. Dans La Supplication, le corps des victimes de Tchernobyl est une double preuve : celle de l’événement et celle des effets tératogènes des radio-isotopes.

L’altération des corps rend visible l’abstraction de la radioactivité[8], qui brûle ou qui traverse les tissus vivants plus ou moins intensément selon la dose de radioactivité reçue. Dans La Supplication, les corps irradiés, qui se nourrissent d’une nourriture contaminée, ne meurent pas brutalement comme lors d’un cataclysme naturel : ils subissent une dégradation plus ou moins lente. Les signes et affections qui résultent des effets déterministes ou stochastiques des radionucléides sont rapportés tout au long de l’œuvre. La liste des dégénérescences et des maux induits est interminable : fatigue, faiblesse, douleurs diverses, inflammations des ganglions lymphatiques, altération de la composition du sang, leucémies et lymphomes, cancers de la tyroïde, affections gastro-intestinales, maladies respiratoires dont la tuberculose chez les adolescents, atteintes du système endocrinien, maladies ORL et hématologiques, malformations congénitales, affaiblissement du système immunitaire des enfants[9]. Liquidateurs et populations de tous âges ne sont plus que des organismes détériorés par un désordre cellulaire massif, l’énergie nucléaire anéantissant l’énergie du vivant.

Deux passages insoutenables en rendent particulièrement compte. Il s’agit du prologue, « Une voix solitaire », et de la conclusion, « Une autre voix solitaire ». Les témoignages sont livrés par deux veuves qui ont assisté à l’agonie de leurs époux. Le pompier Vassili (prologue), intervenu sur le site pour maîtriser l’incendie le 26 avril 1986 sans protection suffisante, est l’une des premières victimes. Dans l’œuvre, il est le premier indice de la gravité de la catastrophe. Atteint du mal aigu des rayons, son corps se désintègre en quatorze jours, endurant des affections terribles qui le modifient, avant qu’il ne se liquéfie et ne se décompose. Pareil à une enveloppe trouée, qui part en lambeaux, c’est une plaie ouverte, qui coule et se vide. Tel un pestiféré, car contagieux, personne ne peut l’approcher ou le toucher pour lui prodiguer des gestes de tendresse. Vassili n’est plus qu’un « objet radioactif avec un fort coefficient de contamination » (p. 22), dont le poison peut infecter les proches[10]. Il agonise seul, privé des siens. Dans la mort, il ne revêt même pas la forme d’un cadavre : une telle dégradation le dépossède de sa dignité humaine, et ce d’autant qu’il meurt sans funérailles.

La conclusion rapporte un autre cas. Si l’histoire de Vassili fait état des effets déterministes  des rayonnements ionisants, celle du liquidateur Panassevitch montre leurs effets stochastiques. « On dit Tchernobyl, on écrit Tchernobyl. Mais personne ne sait ce que c’est … Nous sommes parmi les premiers à avoir entr’aperçu quelque chose d’horrible. » (p. 241). La veuve du liquidateur décrit les changements corporels de son époux : elle revient sur le gonflement des ganglions lymphatiques, puis le retrait de la thyroïde et du larynx, remplacés par des tuyaux. Atteint d’un cancer de Tchernobyl qui abîme la surface du corps et du visage, l’ancien liquidateur de la centrale voit son apparence bouleversée[11] au point de ne plus supporter son propre reflet. Agent de métamorphoses inédites et mortelles, la radioactivité perturbe l’alphabet de l’information génétique, de sorte que les organismes vivants accusent des défauts de conformation qui ne sont pas des mutations neutres ou dues au hasard. Les irradiés de Tchernobyl deviennent des corps mutants, déformés par la profusion d’excroissances, et par l’effacement de la délimitation constituée par la peau qui n’assure plus la solidarité du corps et de ses organes, ni sa fonction de barrière avec le dehors. Les limites formelles et normatives du corps disparaissent : les meurtrissures cutanées provoquent une parcellisation de l’organisme, et l’effacement de la frontière entre celui-ci et le monde.

Séparé de son anatomie originelle et constituée, le corps dessine un paysage sans contours, une  nouvelle géographie qui imprime la catastrophe, et où se grave et se singularise l’expérience de chaque victime. Le corps des victimes élabore de ce fait un mode de rencontre frontale et traumatique avec l’événement, et ce d’autant qu’il transmet cette empreinte. Le patron de l’information génétique étant altéré, des erreurs de codage se répercutent sur la descendance.

La radioactivité en héritage

Tchernobyl a provoqué une brisure dans la lignée du vivant. Si la structure d’un être répond à une cohérence téléonomique essentielle, c’est-à-dire à une quantité d’informations invariantes transmises d’une génération à une autre pour qu’elle puisse se répliquer et transmettre à son tour, à partir du même code, les mêmes performances, l’explosion nucléaire a déréglé cette chaîne de reproduction et sa norme. Les descendants de Tchernobyl ont hérité des effets des nucléides. Ils exhibent dans le temps l’image vive de l’événement : dévitalisés, atteints de leucémies ou de malformations, ils portent la mémoire cellulaire  de Tchernobyl. Il est aujourd’hui attesté que des mutations génétiques lourdes ont été transmises par filiation. Malgré les polémiques à ce propos, ce fait est aujourd’hui incontestable. Le témoignage du vice-président de l’Association biélorusse « Le Bouclier de Tchernobyl » met en lumière la malédiction qui pèse sur les hommes en âge de procréer et d’engendrer la vie. Ils se heurtent en outre au tabou de l’impuissance masculine : les rayonnements ionisants ont en effet modifié le système génito-urinaire des pilotes d’hélicoptère qui ont survolé la zone après l’explosion du réacteur. Les femmes fuient ces héros désormais privés de leur énergie virile ou porteurs d’une tare génétique. Semblables aux hibakushas d’Hiroshima[12], les Tchernobyliens sont rejetés et mis à l’écart par la communauté car s’unir à l’un d’eux peut affecter les lignées futures. À cause des effets pathogènes et mutagènes des radio-isotopes, s’aimer et donner la vie suscitent la peur[13]. Voici ce que dit une sage-femme :

Lorsqu’une femme accouche, la première chose qu’elle fait, c’est appeler le médecin […] Elle tâte sa tête, son front, tout le corps. Elle compte les doigts, les orteils… Elle veut se rassurer … (p. 144)

Car les enfants sont touchés par des affections graves ou par des mutations aberrantes. Ils répercutent dans leur corps l’histoire de Tchernobyl, c’est-à-dire le versant destructeur de la technique qui engendre des monstres  lorsque sa puissance est mal maîtrisée. La matière, que les apprentis sorciers ont appris à activer et à désintégrer sans pouvoir la contenir, se retourne finalement contre la vie pour la désintégrer à son tour. On pense au témoignage de cette fillette invalide, porteuse d’une leucémie dont le père a travaillé à Tchernobyl[14]. Elle incarne les revers de la foi aveugle des pères envers le régime soviétique. D’autres enfants n’étaient même pas voués à vivre, tel ce garçon né en cachette chez sa grand-mère parce que les médecins ne voulaient pas autoriser sa naissance[15]. Le premier monologue de « La Couronne de la Création » délivre quant à lui la vision insupportable d’une fillette souffrant d’une anomalie qui défie l’imagination. Elle est décrite comme un « sac fermé de tous les côtés, sans aucune fente » (p. 92). Cette enfant, qui cumule les troubles fonctionnels et les altérations organiques, habite un corps dépourvu de forme humaine. Elle incarne de manière paroxystique les ratés morphologiques qui, en bouleversant sa représentation, privent le corps de son hominité.

La catastrophe de Tchernobyl a donc engendré un corps-catastrophe, traversé par l’imminence de son inexorable décomposition. Et pourtant, sur les ruines du corps, se maintiennent des raisons d’exister et d’agir.

Ruines du corps, forces de vie

L’énergie du désespoir

De la défaite des corps, ne peuvent naître que l’angoisse et le désespoir. Or, ce qui frappe, c’est l’espoir pulsionnel qui permet d’éclairer l’obscurité de l’instant vécu. Dans divers passages de la conclusion, c’est une forme de déni qui aide à tenir en vie. La maladie envahit insidieusement l’ex-liquidateur qui refuse d’abord d’aller chez le médecin pour conserver le plus longtemps possible l’organisation habituelle de son quotidien.

Nous n’étions suspendus qu’à un fil très mince, mais nous imaginions que nous étions de nouveau accrochés à la vie. Nous nous efforcions de ne pas parler de Tchernobyl. C’était un sujet tabou[16]. (p. 240-241)

Pour perdurer, l’espoir se nourrit ici de l’illusion et du non-dit. Il est aussi intimement corrélé à l’instinct de survie et à la volonté d’agir qui décuple les forces de vie. L’épouse de Vassili se démène entre l’hôpital et sa résidence, sans quasiment dormir. C’est une énergie à l’état pur, incontrôlable[17], inconsciente, au point de condamner l’enfant qu’elle porte en transgressant les règles de sécurité. Dans la traduction française, le champ lexical du mouvement et de l’agitation est omniprésent ; le rythme des phrases est saccadé :

C’était les infirmières qui me laissaient entrer […]. Je courais derrière elle comme un petit chien … Je restais des heures devant la porte. Je quémandais, suppliais … Finalement, elles me dirent : Que le diable t’emporte ! Tu es folle !. Le matin, avant huit heures, lorsque commençait la visite médicale, elles me faisaient signe à travers la toile transparente : Cours ! Je m’enfuyais pour une heure à la résidence. […] Mes jambes étaient bleues jusqu’aux genoux, tellement j’étais fatiguée … (p. 23)

L’opiniâtreté, excessive, devient une forme de folie. La mère du « Monologue sur de vieilles prophéties » est bien déterminée à guérir sa fille. Ce combat l’aide à anesthésier sa souffrance. Elle s’acharne à trouver des preuves, pour obtenir un certificat qui confirmerait le lien entre des petites doses de radiations ionisantes, et la maladie de son enfant. Elle écrit sans relâche des dizaines de lettres pour faire opérer sa fille à l’étranger. C’est ici l’amour maternel qui soulève l’existence.

Aimer : une dynamique de dépassement

L’altération du corps est toujours une mise à l’épreuve du lien d’amour : elle peut le bouleverser puisqu’elle redéfinit le rôle de chaque pôle de la relation. La Supplication montre que l’amour, vécu dans sa forme la plus exigeante, aide à puiser dans les ressources de l’être pour faire face à l’effondrement de la vie. On se souvient, dans le « Chœur des enfants », de cette fillette atteinte de leucémie, déclarant son affection à son père, pourtant à l’origine du mal dont elle souffre. Elle lui témoigne un amour inconditionnel qui ignore un quelconque ressentiment. « J’aime mon papa » (p. 232), dit-elle simplement, et cette phrase résonne comme une sorte d’amor fati, une acceptation du destin et de la souffrance.

Les deux veuves du prologue et de la conclusion éprouvent à l’égard de leurs époux agonisants un amour infini[18]. Dans sa forme la plus haute et la plus bienveillante, cet amour, qui rappelle l’agapé, dépasse la finitude du corps et persiste au-delà de la disparition de l’aimé. Il se nourrit du souvenir de l’amour pleinement vécu, terrestre et temporel. Les réminiscences de la veuve font ressurgir le temps des premiers émois et de l’insouciance de la passion (cf. p. 242-243). C’est dans le souvenir du bonheur de l’idylle que les deux femmes puisent énergie et consolation.

En tant que projection et concrétisation du couple et de la famille dans la durée, l’enfant est aussi ce qui permet de raccrocher à la vie. Dans le prologue, après le décès de son époux et du bébé qu’elle portait, la veuve de Vassili donne la vie à un enfant malade qu’elle a eu d’un autre homme. C’est pour lui qu’elle vit et respire désormais[19]. Malgré leurs multiples pathologies, tels des ombres, les enfants de Tchernobyl signalent donc la continuation de la vie – une vie d’autant plus précieuse et intense qu’elle demeure vacillante et toujours sur le point de se briser.

Aux confins de la vie

Ce que montre La Supplication, c’est que paradoxalement, l’épuisement du corps peut rehausser l’existence et restituer la plénitude du vivre. Il révèle la dimension essentielle de la vie. Pour certaines victimes, Tchernobyl est une expérience au plus près du réel qui peut offrir l’accès à un sentiment exceptionnel de vie.

Une expérience quasi-sublime de  surhumanité découle de la mise en danger du corps. De là émerge la mise en action d’une énergie concentrée. La mission périlleuse à laquelle ont participé les liquidateurs a exalté leur force de vivre dans l’agir : elle a donné lieu à une transmutation de l’Homme en pure énergie vitale. On se souvient des mots du liquidateur Alexandre Koudraiguine, revenant sur les journées qu’il a vécues sur le site :

Aujourd’hui, lorsque je me remémore ces journées, je me dis que j’ai éprouvé un sentiment … fantastique. Je ne réussis pas à l’exprimer. Les mots “grandiose ou “fantastique ne parviennent pas à tout retranscrire. Je n’ai jamais éprouvé un tel sentiment, même pendant l’amour…[20] (p. 189)

Le liquidateur magnifie cet acte sacrificiel dans lequel il a éprouvé une sensation de liberté absolue, d’ivresse vertigineuse qui tient de la jouissance, et qui offre un accès immédiat à une vérité plus haute de la vie.

Une intensité de vie plus grande apparaît dans le dernier témoignage du « Chœur des enfants ». Sur le seuil de la mort, un adolescent relate un rêve de lévitation. C’est un état de conscience modifiée, qui rappelle les expériences de mort imminente[21], c’est-à-dire les premiers stades de la mort. Il prend la forme d’une vision éblouissante. Le récit donne corps à une sorte d’envol, de détachement de la vie prosaïque coïncidant avec un état de plénitude et d’extra-lucidité face à l’immédiateté de la vie : « La nuit, je vole … Je vole dans une lumière forte […] Dans mon rêve, je sais que je peux pénétrer à l’intérieur de ce monde, y passer un moment … Ou y rester ? » (p. 234) Cet épisode n’est pas sans rappeler les Out of Body Experiences (OBE), qui concernent 24% des épisodes de mort imminente. Les OBE se caractérisent par des sensations kinesthésiques où le sujet se voit s’élever et flotter en dehors de son enveloppe corporelle ou se perçoit comme une boule informe : « Rien que la lumière … J’ai la sensation que je peux la toucher … Que je suis énorme ! » (p. 234). Le corps est placé dans un rapport d’étrangeté[22] à lui-même : il se disloque, s’exproprie, pour atteindre une sorte d’immatérialité. La vie paraît dissociée de son incarnation et de son ancrage physique pour se diriger vers un monde plus éthéré, extatique, où les sensations se décuplent et s’exhaussent.

Dans son état le plus précaire, sur son pallier le plus extrême, la vie semble consciente d’elle-même avec une intense acuité. On sait que cette expérience limite, où se produit le découplage du corps et de ce l’on appelle communément  l’esprit, place le sujet aux portes de la mort. Mais sur ce seuil ultime, reste encore un souffle, dont le corollaire est la voix – voix où s’ancre la mémoire et où est retenue la pulsation de la vie.

Le souffle de la vie

La voix, essence de la vie humaine

En témoigne le cri de l’enfant qui naît, la voix advient au monde en même temps que la vie. La mise au monde en effet est une mise en voix produite par la rencontre de l’air avec l’appareil respiratoire et vocal qui, selon un mécanisme complexe, transforme le souffle en son. Disparaissant avec la mort, la voix est le support sonore de l’être animé. C’est une réalité transitoire, qui est une des manifestations du corps vivant et de la subjectivité.  Sensible et muable, la voix se fait geste. On peut dire que la voix, dans tout ce qu’elle inclut, est un mouvement, un acte qui préside à la vie. Qu’elle soit au-delà des signifiants[23] ou bien discursive et porteuse du logos, la voix a toujours pour fin de signifier : c’est « l’enveloppe du sens[24] ».  Dès lors qu’elle est inséparable de la parole adressée, c’est un medium qui ouvre vers l’altérité.

« J’aime la vie vivante, celle qu’on entend dans les rues, les discussions, les cris, les pleurs. Cette vie authentique qui n’a pas encore été retravaillée par la pensée, par le talent d’un auteur[25]. » Pour Alexievitch en effet, la voix humaine est « l’écho de l’essence la plus pure de la vie[26] ». C’est pourquoi, dans chacune de ses œuvres, elle explore les ressources de la voix pour rendre la présence et le mouvement brut de la vie.

La voix est le dernier souvenir de la présence au monde de Vassili, de sa vie vécue et désormais révolue. Celle-ci est la trace, à la fois persistante et fugace, de l’homme qu’elle aimait : « Parfois c’est comme si j’entendais sa voix … Vivante … Même les photos n’agissent pas sur moi autant que sa voix » (p. 12).

Alexievitch tente de vaincre le silence de Tchernobyl en faisant entrer la voix en écriture, en incarnant dans le corps du texte sa substance sonore et signifiante. Malgré la ruine des corps, la voix est donc dans La Supplication ce qui restitue et fixe le vécu de l’événement et ce qui répare la vie.

Voix réparatrices

La Supplication est un  roman de voix, c’est-à-dire un texte-réceptacle, construit à partir de témoignages épars, et agencé selon la subjectivité de l’auteur. Ce mode d’écriture suppose une esthétisation non exempte de pathos dont on peut critiquer le parti pris sentimental. Ceci étant, en donnant à ces survivants un espace de libre expression, Alexievitch leur confère le statut de sujets parlants : elle leur donne accès à une parole résiliente et de ce fait, à la possibilité d’une autoréparation. La mise en voix individuelle et collective du trauma, qui a imprégné les mémoires, devient ainsi une puissance restauratrice parce qu’elle permet de le ré-élaborer symboliquement en le re-présentant. Prenons cet exemple du « Chœur des soldats ». L’un d’eux relate le déroulement d’une intervention dans la zone dévastée, dans cet endroit où « tout semblait lié à la mort » (p. 75) :

Les maisons étaient sous scellés, les machines agricoles des kolkhozes abandonnées. C’était un spectacle intéressant. Nous pénétrions dans certaines maisons. Des photos étaient accrochées aux murs, mais les habitants n’étaient pas là. Des papiers jonchaient le sol : cartes des Jeunesses communistes, certificats, diplômes d’honneur … (p. 75)

La description, étonnamment précise, voire photographique, émane d’une hyper-mémoire du désastre.

La voix restitue aussi la façon dont les événements ont été appréhendés. Ses inflexions, rendues par l’écriture d’Alexievitch, trahissent le ressenti face à la désolation. Placée sous le signe de l’émotion, l’écriture d’Alexievitch est marquée – dans sa traduction française, mais aussi dans le texte russe – par une abondante ponctuation et par la désarticulation de sa syntaxe qui rendent compte de la difficulté à dire ce qui s’est passé, malgré le recul du temps. L’hébétement éprouvé, la répétition incessante de situations, qui relèvent d’une mémoire figée par un stress post-traumatique, sont perceptibles dans plusieurs témoignages. Le texte, par des procédés de représentation graphique, imprime l’errance de la voix comme c’est le cas dans le Prologue. Dès lors que faire advenir l’agonie relève de l’indicible, la voix tâtonne et se brise : « Après … La fin … Je ne me souviens plus que par bribes … Et puis, la coupure … (…) » (p. 26). La fragmentation des souvenirs et la coupure, qui rendent compte d’une mémoire déchirée, se matérialisent par l’épuisement de la voix et par la rupture du discours. Le silence survient qui, paradoxalement, comble ce vide. Mais parfois la parole est relayée par les larmes qui, en tant que symbolique corporelle, sont le langage de la douleur : « Comme à la guerre … Comme à la guerre … (Elle sanglote puis se tait) » et un peu plus loin : « (Elle se tait d’abord, puis pleure longtemps) » (p. 66-67). Au-delà du signifiant, les sanglots deviennent l’expression de la souffrance à l’état pur et un acte qui, comme les mots, est sans doute réparateur.

Ainsi, la voix sauvegarde les souvenirs des vivants et la mémoire des morts de Tchernobyl. Tout s’éternise dans la permanence de l’écriture : la chair des mots recompose les corps en ruines, la littérature ouvrant ainsi un espace fantasmatique où les vies se ré-incarnent et se ré-animent.

 Alexievitch apporte dans La Supplication des données capitales qui font désormais partie de la connaissance et de la Mémoire de Tchernobyl. Grâce au dispositif polyphonique, elle élabore un espace de confrontations des expériences, où se libère une parole collective et individuelle. La représentation des corps biologiques nourrit la quête d’une vérité empirique de l’événement, en opposition avec la prétendue vérité conceptuelle et figée du système politique alors en place. Corrodé par les ondes radioactives, le corps symbolise le versant horrifique de la technologie et de la science. On peut alors subvertir le titre d’une célèbre gravure de Goya[27] : l’excès de raison engendre des monstres.

Bafoué par les dirigeants du régime en place, ruiné par des forces politiques mortifères, le corps a été privé de son instinct et de sa capacité d’autoconservation, Tchernobyl devenant ainsi le nom d’un  massacre collectif. Mais face à l’énergie radioactive qui effondre les corps se dresse l’énergie du vivant : derrière la désagrégation des organismes, et malgré le poids de la souffrance, sourdent encore les forces des Tchernobyliens.

Par l’écriture, Alexievitch établit en outre une passerelle intersubjective qui contribue au processus de reconstruction d’hommes et de femmes fracassés, dont la résistance face au malheur[28] force l’admiration. Sur les ruines des corps, les voix que le texte recueille et fixe suppléent les fonctions physiques et psychiques qui ont été mutilées. En se réappropriant leur propre histoire, ceux qui ont survécu à la catastrophe suturent une vie déchirée et récupèrent leur dignité. Ils peuvent ainsi recommencer un nouveau cycle de vie  et reprendre une place dans le monde des humains.

 

[1] Cette communication a été proposée aux étudiants de CPGE scientifiques du lycée Bergson d’Angers le 22 janvier 2021, dans le cadre d’une journée d’étude consacrée au thème « La force de vivre » (programme des CPGE scientifiques en 2020-2021).

[2] Les citations et la numérotation des pages sont celles de l’édition au programme : Svetlana Alexievitch, La Supplication, Éditions 84, coll. « J’ai lu », traduction Galia Ackerman et Pierre Lorrain.

[3] Martis en grec (martyr) signifie témoin.

[4] Les particules atomiques appartiennent à un niveau si fin de la matière qu’on ne peut les mettre en forme ni les saisir dans leur matérialité.

[5] Les effets de la radioactivité ne sont pas toujours immédiats. L’organisme n’a aucun moyen de reconnaître sa présence.

[6] Un passage frappant dénonce le scandale du lait de Rogatchev. Il illustre bien à quel point les populations et les consommateurs sont manipulés : « Lorsque les gens ont cessé d’acheter le lait de Rogatchev et qu’il restait des excédents, l’usine s’est lancée dans la production de boîtes sans étiquette. Je ne pense pas que c’était à cause du manque de papier : on trompait simplement les gens. L’État trompait les gens. » (p. 164)

[7] Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Ed. Seuil, 1970, p. 67.

[8] Cette phrase extraite du « Chœur des soldats » est explicite : « J’aurais vraiment l’impression que rien de tout cela n’était arrivé, si je n’étais pas tombé malade… » (p. 80).

[9] Il ne faut pas non plus oublier les conséquences psychologiques de l’événement.

[10] « -Vous ne devez pas oublier que ce n’est plus votre mari, l’homme aimé, qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n’êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main ! » (p. 22)

[11] Le visage est recouvert de tâches noirâtres et produit des écoulements suite à l’éclatement de vaisseaux.

[12] On désigne par ce terme les habitants d’Hiroshima irradiés par la « pluie noire » déversée par la bombe atomique  en 1945. Rappelons que cette bombe, appelée « Little boy », fit au moins 140 000 victimes dont 80 000 en quelques secondes. Le statut sanitaire des survivants irradiés n’a été reconnu qu’en 1976. Les derniers hibakushas d’Hiroshima et de Nagasaki, aujourd’hui très âgésluttent toujours pour leur mémoire.

[13] La crainte d’accoucher d’un enfant difforme hante les femmes les plus jeunes, faites à l’idée que cela pourrait leur arriver. Cette crainte hypothèque le futur de chaque femme : « Nous avons peur de tout … Peur pour nos enfants … Pour les petits-enfants que nous n’avons pas encore. Ils ne sont pas encore nés et nous avons déjà peur… » (p. 194).

[14] Elle déplore le rejet dont elle est victime de la part des autres filles de sa classe.

[15] « Ma fillette… Elle n’est pas comme tout le monde. Quand elle aura grandi, elle me demandera : “ Pourquoi ne suis-je pas comme les autres ? ”. À la naissance, ce n’était pas un bébé, mais un sac fermé de tous les côtés, sans aucune fente. Les yeux seuls étaient ouverts. Sur sa carte médicale, on a noté”: “Née avec une pathologie multiple complexe : aplasie de l’anus, aplasie du vagin, aplasie du rein gauche […]” » (p. 230).

[16] La maladie rattrape bientôt l’ex-liquidateur dont la terrible agonie dure un an.

[17] Voici ce que dit son beau-père : « Mais est-ce qu’on peut empêcher une femme comme elle de faire quelque chose ? Elle passera par la fenêtre ! Elle grimpera par l’escalier de secours ! » (p. 21)

[18] Le Prologue est une histoire d’amour, et non une histoire de mort. C’est comme cela que la présente la veuve du pompier Vassili. « Je ne sais pas de quoi parler … De la mort ou de l’amour ? Ou c’est égal … De quoi ? » (p. 11) ; « Les gens n’ont pas envie d’entendre parler de la mort. De l’horrible … Mais moi, je vous ai parlé d’amour … De comment j’aimais. » (p. 30)

[19] « Je donnai naissance à un garçon. Maintenant, j’ai quelqu’un pour qui vivre et respirer. Il comprend tout très bien : “Maman, si je pars chez mamie pour deux jours, tu pourras respirer ? ”  Non, je ne pourrai pas ! J’ai peur de me séparer de lui, même pour une seule journée. » (p. 29)

[20] France Farago renvoie au texte de Teilhard de Chardin, La Nostalgie du front, in France Farago, La Force de vivre, Dunod, 2020, p. 184-185.

[21] L’EMI est une expérience proche du rêve. Elle renvoie aux premiers stades de la mort. Les caractéristiques les plus fréquentes sont la présence d’émotions positives (56%) et la conscience d’être mort (50%). Les moins fréquentes sont la revue de vie (13%) et la perception d’une lumière intense (23%), ainsi que l’expérience de sortie du corps (24%). Il y a aussi la rencontre de personnes décédées, comme dans la fin du témoignage.

[22] On peut aussi rapprocher cet épisode de l’extase mystique.

[23] La voix excède le signifiant par ses modulations. Elle inclut par ailleurs le cri, le rire et le chant et bien sûr la parole.

[24] La formule a été empruntée à Anne-Isabelle Bouton-Touloubic, « Augustin et le corps de la voix », Cahiers philosophiques 2010/2 n°122, p. 43 à 56.

[25] Svetlana Alexievitch, « À la recherche de l’homme libre, une histoire de l’âme russo-soviétique », in La littérature au-delà de la littérature, Paris, La Baconnière, 2019, p. 19.

[26] Katia Vandenborre, « Svetlana Alexievitch : à l’écoute de ceux pour qui le temps s’est arrêté… », Temporalités [En ligne], 22 | 2015, mis en ligne le 05 février 2016.

[27] El sueño de la razón produce monstruos est une gravure de Francisco de Goya y Lucientes qui fait partie des Caprices (Los Caprichos). C’est le n° 43 de la série de 80 estampes à l’eau-forte qui constituent cette œuvre très satirique de 1799 où le peintre fustige la société de son temps et l’obscurantisme. Précisons qu’en espagnol le mot sueño a deux sens, sommeil et songe/rêve. Los Caprichos de Goya, Introducción y catálogo crítico de Enrique Lafuente Ferrari, éd. Gustavo Gili, Barcelona, 1978.

[28] Rappelons que l’histoire des Biélorusses et des Ukrainiens est une superposition de tragédies : famines en 1932 et 1933 (l’Holodomor qui aurait fait entre 3 et 5 millions de victimes), Stalinisme, Purges de 1937-1938, Seconde Guerre mondiale aussi appelée « Grande guerre patriotique », guerre d’Afghanistan, guerres civiles à partir de 1991.