La famine : un fléau ou une arme ? Dialogue entre C. Gousseff & N. Werth

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Nicolas WerthCNRS IHTP
Paru le : 04.03.2022
Mots-clés :

Dialogue entre Catherine Gousseff & Nicolas Werth,

mené à Paris le 24 juin 2020 et organisé par Luba Jurgenson

En janvier 2020 sont parus l’ouvrage de Nicolas Werth, Les Grandes Famines soviétiques (Que sais-je ? ) et la traduction française, réalisée par Pierre-Emmanuel Dauzat, de Famine Rouge : la guerre de Staline en Ukraine d’Anne Applebaum (Grasset), rouvrant en France le débat sur la dimension politique des grandes famines soviétiques des années 1931-1933. Après avoir publié un dossier consacré aux crimes (parmi lesquels le Holodomor) dont le statut de génocide demeure en question (« Génocides oubliés ? », n° 12), Mémoires en Jeu a souhaité revenir sur cette question avec les historiens Catherine Gousseff1 (CNRS/CERCEC) et Nicolas Werth (CNRS).

 

Catherine Gousseff : Nicolas, après plus de dix ans de recherches très impressionnantes sur les famines de 1931-1933, plusieurs articles qui constituent une contribution importante aux débats, tu livres un ouvrage très synthétique, très modeste par sa taille. Peux-tu revenir sur ce choix ?

Nicolas Werth : J’avais conclu il y a quatre ou cinq ans un contrat avec Fayard pour un livre sur les famines soviétiques. Mais il y avait deux problèmes. Premièrement, il existait une vaste documentation sur l’Ukraine, des recherches importantes sur le Kazakhstan et presque rien sur la Russie. Comment faire un livre cohérent sur des champs de connaissances extrêmement différents ? Et puis, il y a déjà trois ou quatre ans, j’ai su qu’Anne Applebaum préparait un livre sur la famine en Ukraine. J’ai donc renoncé à cet ouvrage de « taille normale » chez Fayard. Pour que ce travail ne soit pas perdu et parce que j’aime la forme brève, j’ai proposé ce « Que sais-je ? » aux PUF. Je considérais effectivement que dans un pays comme la France où les famines soviétiques sont un sujet peu connu et où des universitaires comme Annie Lacroix-Ruiz n’hésitent pas à « dénoncer la campagne de propagande sur la soi-disant “famine génocidaire” organisée par Staline-le-tyran en 1932-1933 en Ukraine, campagne qui ne correspond à aucune réalité2 », il serait bon qu’il y ait un livre sur cet événement central de l’histoire soviétique dans une collection universitaire accessible au plus grand nombre.

C. G. : Un livre très dense, consacré aux famines du grand tournant stalinien. C’est un angle original que de traiter cette période dans sa pluralité.

N. W. : J’ai trouvé qu’il était impossible de traiter les trois grandes famines – 1921-1922, 1932-1933, 1946-1947 – dans l’ordre chronologique. Cela aurait supposé des relations de cause à effet simplistes. J’ai donc évoqué les famines de 1921- 1922 et de 1946-1947 dans le dernier chapitre, « Famines en perspectives », pour montrer l’unicité de celle de 1931- 1933 par rapport aux autres, sans les oublier. Les famines soviétiques dans leur ensemble ne peuvent être analysées et comprises qu’à travers le maudit problème de la relation entre l’État et la paysannerie. La différence fondamentale de mon livre avec celui d’Applebaum est là : le problème, ce n’est pas l’Ukraine, le problème, ce sont les paysans.

C.G. : Un « Que sais-je ? » a une visée encyclopédique, il s’agit généralement d’une histoire bien établie. Or, avec la famine de 1931-1933, on est dans une historiographie qui reste clivée, puisque les historiens russes ne reconnaissent pas sa spécificité en Ukraine. Face à ce positionnement, quelle est la part d’une prise de position qu’on pourrait qualifier d’idéologique ou nationaliste et celle de l’historiographie ? Autrement dit, quelles avancées il a pu y avoir dans la dernière décennie en matière de déclassification de documents qui permettent d’avoir aujourd’hui une parole d’autorité par rapport à cette controverse ?

N.W. : Il n’y a pas eu vraiment d’avancées. Des questions essentielles de micro-histoire au niveau local n’ont pas reçu de réponse satisfaisante : quelle était la composition des brigades qui effectuaient les prélèvements sur les paysans ? quel était le rôle des voisins ? Je ne pense pas que ce soit pour des raisons idéologiques, mais parce que, à un moment donné de la famine, il n’y avait simplement plus personne pour faire des rapports. Le vrai progrès qu’il y a eu récemment, ce sont les recherches du Harvard Holodomor Project sur l’aspect strictement démographique et géographique de la famine. Les premières conclusions donnent une vue différenciée des pertes dans les provinces de Tchernigov, Vinnitsa, Odessa, Donetsk, Kharkov, Kiev.

C.G. : Peut-on parler du Kazakhstan, qui chronologiquement précède l’Ukraine dans ce désastre démographique ? Tu insistes sur la brutalité du responsable du Kazakhstan, Golochtchekine, et sur la manière dont il a masqué la catastrophe en cours.

N.W. : C’était la manière de fonctionner de nombreux premiers secrétaires régionaux du Parti. Mais pas de tous. Ainsi, si la région de la basse Volga s’en est mieux sortie, c’est en partie parce que Ptoukha3 a obtenu une ristourne au plénum du Comité Central de l’automne 1931.

Pour le Kazakhstan, l’histoire de la famine a beaucoup progressé grâce au quarteron de brillants jeunes historiens, Pianciola, Ohayon, Kindler et Cameron. La question la plus intéressante, c’est la manière dont les colons, les paysans slaves russes et ukrainiens ont réussi, par le biais de l’administration locale, à détourner le coup au détriment des Kazakhs. Ils ont négocié des baisses de livraisons de céréales à condition que les éleveurs livrent un maximum de viande. On voit là les rapports extrêmement complexes et antagonistes entre le monde des éleveurs kazakhs et celui des colons slaves. Et puis, le Kazakhstan n’est pas un problème politique pour Staline. Il ne voit aucun danger dans le Kazakhstan, à la différence de l’Ukraine.

C. G. : Même si tu soulignes que le Kazakhstan est une région qui n’est pas bien contrôlée, vue comme potentiellement rebelle.

N.W. : Oui, mais il n’y a pas cette obsession de frontière, comme dans le cas de l’Ukraine, limitrophe de la Pologne. Il y a bien sûr une dimension ethnique, les Kazakhs meurent comme des mouches par rapport aux autres habitants de la région, mais l’arme de la faim n’est pas revendiquée intentionnellement. C’est une région semi-coloniale, où l’on agit au nom de la modernisation. On y observe un croisement entre prélèvements et sédentarisation. Comme l’a montré Isabelle Ohayon, la politique de sédentarisation a aggravé les choses, mais il ne faut pas croire qu’en quelques années on a sédentarisé tous les nomades : à peine deux cent mille sur un million. Pianciola, Kindler et Cameron pensent qu’il ne faut pas surestimer l’impact de la sédentarisation. Ces historiens ont révélé par ailleurs que plus de la moitié de la viande pour Moscou et Leningrad venait du Kazakhstan. Le plus grand cheptel régional d’URSS a été totalement anéanti en quelques années. Avec en plus un énorme gaspillage, car il n’y avait pas de système de réfrigération. Certains textes parlent de centaines de tonnes de viande avariée qui traînent dans les immenses abattoirs le long du Turksib, la grande artère ferroviaire reliant le Kazakhstan à la Russie.

C.G. : Il y a également au Kazakhstan un élément que l’on va retrouver en Ukraine, à savoir les politiques consistant à ramener les gens chez eux, à contenir une immigration impressionnante : douze millions de paysans quittent leur village en réaction à cette grande offensive de la fin des années 1920.

N.W. : Plutôt 18 millions vers le milieu des années trente. Il faut saluer la grande trouvaille de l’historien Viktor Danilov : l’offensive du pouvoir stalinien contre la paysannerie au début des années trente est allée bien au-delà d’une campagne de « dékoulakisation » (ou « liquidation des koulaks en tant que classe »). C’est une guerre contre l’ensemble de la paysannerie qui a débouché sur une « dépaysanisation » d’un pays où les paysans représentaient 80% de la population. Les famines ne peuvent pas être analysées uniquement en tant que telles, elles doivent s’inscrire dans un cataclysme social attesté par cette dépaysanisation qui s’accompagne, par ailleurs, d’un nouveau rapport entre l’État et les citoyens, non pas un contrat social, mais plutôt un anti-contrat social : à chacun son rationnement en fonction de son utilité sociale.

C. G. : Dans quelle mesure les famines ont-elles accéléré voire impulsé cette hiérarchisation, cette catégorisation de la population mais aussi des territoires ?

N.W. : Tout est absolument lié. La crainte d’émeutes ouvrières dans les villes, au cas où le blé ne rentrerait pas, joue un rôle important pour refuser toute concession aux paysans. Le régime a peur de perdre les villes, qui sont des centres vitaux tant du point de vue idéologique qu’économique.

C.G. : En 1931-1933, l’URSS continue d’exporter massivement. On a donc choisi de faire porter sur la paysannerie, ainsi que sur le pays tout entier, le poids de l’industrialisation à travers ces exportations.

N.W. : Dans les chapitres sur les prélèvements, je cite les injonctions de Staline sur la nécessité d’exporter en permanence, y compris la viande de lapin, les poules. Les collectes reflètent la réussite du régime, elles sont « la pierre de touche de notre force ou de notre faiblesse », comme le disait Kirov. Je cite le rapport d’un agent du Département politique de la MTS4 de Trostianets (région de Vinnitsa), en date du 2 juin 1933. Il vérifie chaque matin dans quel état est le kolkhozien : est-il capable de faire sa journée de travail ou pas ? S’il n’en est pas capable, on ne le laisse pas approcher du point de distribution de la nourriture pour la journée.

C. G. : Dans tout cet enchaînement de 1931-1933, tu distingues une spécificité ukrainienne à partir de mesures qui sont prises en Ukraine et au Kouban durant quelques mois décisifs (octobre 1932-janvier 1933).

N.W. : Oui, en quelques mois on voit la mortalité exploser de manière exponentielle en Ukraine.

C.G. : Donc, ces mesures spécifiques à l’Ukraine qui constituent l’arme de la faim, c’est d’abord de porter sur des « listes noires » les kolkhozes qui n’ont pas rempli le plan de livraison de produits agricoles aux organismes de collecte d’État et de punir les paysans en leur infligeant des amendes.

N.W. : Et quelles amendes ! Cette « amende » correspond à quinze fois la quantité de céréales, de pommes de terre, de viande ou de produits laitiers dus par chacun ! Je suis en désaccord avec Davies et Wheatcroft qui contestent la spécificité du cas ukrainien (Davies & Wheatcroft). Ils ne vont pas plus loin que la question des collectes. Or, à partir de l’automne 1932, il ne s’agit plus de collectes rationnelles : il s’agit de faire main basse sur toutes les maigres réserves des kolkhoziens pour les punir. On prend tout, on coupe les arbres fruitiers dans la perspective du printemps, on tue les chats et les chiens pour que les gens ne puissent pas les tuer et les consommer. Cette question est totalement absente de l’étude de Davies et Wheatcroft de 2004.

Il est vrai que les listes noires existaient aussi dans les pays de la Volga. Par ailleurs, la terrible mesure prise en Ukraine par le fameux décret de Staline du 22 janvier interdisant aux paysans de quitter leur village (aller en ville a toujours été une des stratégies de survie des affamés) a été prise aussi, le 16 février, dans les pays de la Volga. Ce qui permet à Kondrachine de mettre en avant la similitude de traitement des paysans dans les deux régions. Mais en réalité, cette mesure n’a pas été mise en œuvre dans la région de la Volga. La situation ne s’y est donc pas aggravée au même point qu’en Ukraine : la mortalité n’y a été multipliée « que » par cinq et non pas par treize. Cette région n’est pas perçue comme une menace. C’est essentiel.

C.G. : Selon Applebaum, les brigades de fer auraient été constituées essentiellement de gens venus d’ailleurs, en particulier de Russes. Peut-on étayer cette thèse ?

N.W. : C’est justement un des angles morts. Ces brigades ne pouvaient fonctionner qu’avec l’aide des voisins. Il ne s’agit pas de voisins immédiats, plutôt de voisins du village d’à côté, des gens qui savent où aller fouiller. On trouve en effet dans ces brigades entre quinze et vingt mille personnes venant de Russie : l’encadrement, les cadres, c’étaient des komsomols venus des villes, pas seulement russes, mais aussi des grandes villes ukrainiennes ; il y avait également des gens de l’Oguépéou et, évidemment, des voisins. Les gens touchaient une part du butin.

C.G. : Autre question importante : celle des canaux d’information. Tu dis qu’on ne sait pas dans quelle mesure les rapports, en particulier sur l’année 1932, sont réellement parvenus à Staline et lesquels. Car non seulement cette famine était secrète, mais il existait des phénomènes d’autocensure à différents niveaux de responsabilité. Il existe une thèse selon laquelle le fait que Staline n’aurait pas évalué l’ampleur de la famine et les mesures qu’il a imposées ou encouragées pourraient être liées à la sous-estimation de l’état réel des campagnes.

N.W. : Staline ne veut pas savoir l’ampleur du désastre et personne ne s’avise de lui communiquer les vrais chiffres. L’Oguépéou produit des rapports réguliers sur le nombre de morts, de gens enflés, et ces chiffres sont ridiculement bas, de l’ordre de milliers ou de dizaines de milliers. Cela dit, Staline reçoit quand même des courriers alarmants. Ses subordonnés, Kossior et d’autres, expliquent la fonction pédagogique de la famine en disant que grâce à la famine, les kolkhoziens « ont désormais compris qu’il fallait honnêtement travailler ». Assurément, Staline ne sait pas qu’il y a des millions de gens qui meurent, mais je pense que ce n’est tout simplement pas son problème. Il faut que le blé soit exporté, ces gens qui connaissent des « difficultés alimentaires » sont des saboteurs. Ils n’ont pas voulu travailler, ils ne mangeront pas, tant pis pour eux ; s’ils recommencent à travailler « honnêtement », ils mangeront. Staline n’a pas lu  tous les rapports, mais on ne peut pas en conclure qu’il ne savait pas : cela n’avait pas d’importance pour lui, ce qui comptait c’était le plan.

Les régions qui ont été aidées, car il y en a eu, par exemple celle de Donetsk, ne l’ont pas été par hasard. C’est une question que Davies et Wheatcroft n’ont pas été capables de voir ni d’expliquer : pourquoi on meurt davantage dans les provinces de Kiev et de Kharkov ? Eh bien, parce qu’il y a là le meilleur système de transports pour acheminer le blé confisqué, qu’on y trouve le plus de brigades de fer, le plus de kolkhozes mis sur des « listes noires », mais aussi parce qu’il n’y avait pas de possibilité de cueillette et de chasse comme dans d’autres régions d’Ukraine (Tchernigov, par exemple).

C.G. : Applebaum explique cette géographie particulière de 1931-1933 par la perception, à Moscou, de Kiev et Kharkov comme lieux de résistance.

N.W. : Non, ce n’est pas une question politique, c’est une question en partie géographique. Ce qui explique la mortalité trois fois inférieure dans les provinces du nord de l’Ukraine, c’est la possibilité de cueillir des baies, des champignons dans des régions forestières. On voit aussi que les districts frontaliers de la province de Vinnitsa ont été – pour des raisons politiques – un peu moins mal ravitaillés que les autres : on se souvenait des grandes révoltes des districts frontaliers de 1930 ; les gens risquaient de partir en Pologne, de dévoiler ce qui se passait.

C.G. : Dans cette décision d’utiliser l’arme de la faim contre l’Ukraine, considères-tu que les deux aspects essentiels sont la relation à la paysannerie – la volonté de dompter et de prévenir les révoltes – et la raison géostratégique – la proximité de la Pologne ?

N.W. : La question du nationalisme ukrainien, porté par l’intelligentsia et la paysannerie, est capitale.

C.G. : Il est compliqué d’estimer le nationalisme. Il y a quelques grandes affaires, l’affaire de la SVOU, par exemple, est fabriquée5 ?

N.W. : Bien sûr. La seule chose sonnante et trébuchante pour le pouvoir, c’est : combien il y a eu de révoltes ? En 1930, l’Ukraine et le Kouban cumulent plus de la moitié de toutes les révoltes du pays et au premier semestre 1932, 65 % ! Staline lisait ces grands rapports globaux avec des chiffres, il aimait bien ça. Il a vu qu’il y avait là un pôle de résistance.

C.G. : Quelle est la réalité de ce nationalisme ukrainien parmi l’intelligentsia ? Par exemple, tu parles des cadres ukrainiens qui font l’objet de purges ; ce sont avant tout des gens qui n’arrivent plus à assumer les tâches qui les rendent directement complices de cette catastrophe dont ils sont les premiers témoins.

N.W. : Le grand moment qui distingue les régions de la Volga ou le Kazakhstan de l’Ukraine, c’est le plenum du Parti communiste ukrainien des 3-7 juillet 1932. C’est la première et unique fois dans les annales du parti depuis la guerre civile qu’il y a une opposition au sein d’une branche majeure du parti communiste, la branche ukrainienne, à la politique agraire du Centre.

C.G. : Une opposition dont on comprend très bien les ressorts, mais qui est interprétée comme du nationalisme. La question est : qui est vraiment nationaliste ? C’est là toute la thèse portée par Applebaum : au fond, pour elle, il y a les Ukrainiens et les Soviétiques.

Bourgs dans la région de Vinnitsa, Ukraine. 2016, © Nicolas Werth

N.W. : C’est une question centrale. Évidemment, l’opposition est ressentie comme du nationalisme par Staline. Maintenant, quelle était la part de sentiment national ukrainien dans ces réactions ? Un cadre moyen de la région de la Volga un peu humain aurait eu la même réaction qu’un Ukrainien. Il sait que ses paysans vont mourir de faim. Le « nationalisme » est une étiquette mise par le pouvoir politique, mais ce n’est pas au nom d’un nationalisme assumé et actif que ces réactions sont exprimées.

C.G. : Applebaum prend pour exemple le phénomène de bolchévisation, la fin de la politique d’indigénisation, processus qui se déroulaient également ailleurs. Peut-on dire que c’est spécifique à l’Ukraine ?

N.W. : Il existait un véritable sentiment d’appartenance à l’Ukraine parmi l’intelligentsia. Pour la paysannerie, depuis 1918, demeure, au-delà d’un sentiment national, la conscience d’être des paysans grâce auxquels se nourrissent les villes du nord de Russie. Maintenant, est-ce du nationalisme ?

C.G. : Cela pose la question : qu’est-ce que l’être ukrainien ? Dans une grande tradition qui n’a pas disparu au XXe siècle, les urbains sont ceux qui parlent russe, la langue de l’ascension sociale. Il est difficile de voir d’un côté les occupants russes et de l’autre, les Ukrainiens autochtones (comme le fait Applebaum). Il y a des autochtones qui se russisent, du fait même de l’ascension sociale.

N.W. : Il n’y a pas qu’eux, il y a aussi les Juifs, les Polonais, les Allemands. Il y a cette dichotomie entre les campagnes ukrainiennes peuplées d’Ukrainiens et les villes ukrainiennes qui sont des « melting pots ». Ça fait ressurgir l’opposition entre ville et campagne. Cette aigreur contre les villes est sans doute plus forte en Ukraine qu’ailleurs.

C.G. : Applebaum dit que les Juifs ruraux, parce qu’ils n’étaient pas des paysans, de même que les minorités allemande et polonaise, ont été proportionnellement beaucoup moins décimés par la famine que les Ukrainiens. Est-ce une question de territorialisation ?

N.W. : Oui. Parmi les victimes de la famine en Ukraine on compte 93 % d’Ukrainiens et 7 % de représentants d’autres nationalités (dans le sens soviétique de nationalité). Les Ukrainiens ne sont donc pas les seules victimes. À Berditchev, il y a eu une très forte mortalité – sur une ville de 60 000 habitants on compte 800 morts en trois mois, entre janvier et avril 1933 : il s’agissait essentiellement de Juifs travaillant dans de tout petits ateliers, qui n’avaient simplement aucune carte de ravitaillement, même pas de la quatrième catégorie.

C.G. : Puisqu’on parle de chiffres : existe-t-il encore des controverses sur les estimations ? Tu parles de 7 millions, Applebaum de 5 millions, dont 4 en Ukraine.

N.W. : Oui, 3,9 millions de morts de famine en Ukraine, ce chiffre est maintenant fermement établi par le Harvard Holodomor Project. Ce sont les morts directs, auxquels s’ajoutent 600 000 morts « indirects » (sous-natalité, pour l’essentiel). Ainsi que les 1,4 millions du Kazakhstan (morts de faim et d’épidémies), 500 000 morts au Kouban, 700 000 dans les pays de la Volga et la Région centrale des terres noires, 300 000 pour l’Oural, la Sibérie occidentale et le Tatarstan. Il faut aussi compter les morts par dénutrition et famine dans les camps et les villages de déportés spéciaux. On arrive donc bien à 7 millions, dont 4 millions d’Ukrainiens.

C.G. : Le Kouban est la seule région où les mesures ont été similaires à celles prises à l’encontre de l’Ukraine. Peut-on en conclure à une intentionnalité génocidaire contre les Ukrainiens, parce que les grandes régions peuplées d’Ukrainiens ont été tout spécialement visées ?

N.W. : Il y a une spécificité ukrainienne de la famine. Même si au Kouban, il n’y a qu’un peu plus de la moitié d’Ukrainiens. Cette spécificité est niée par les Russes, elle est niée aussi par Davies et Wheatcroft. Il est indéniable que les taux de mortalité les plus élevés sont observés en Ukraine (où ils atteignent 180‰ dans les régions de Kiev et de Kharkiv). Au Kouban, la mortalité oscille entre 90 et 100‰.

C.G. : Pour en revenir à la question de l’intentionnalité : tu parles de Lemkin à l’appui de cette réflexion sur la dimension génocidaire de l’Holodomor. Il s’agit de ce texte inédit trouvé il y a une dizaine d’années, qui date de début 1953, et où il qualifie l’Holodomor de génocide (Serbyn, p. 637-652). Sur quel type de documents a-t-il pu s’appuyer ? Dans une période très précoce où, finalement, on savait encore très peu de choses sur la famine. Connaît-on sa documentation ? Y avait-il déjà à l’époque une évaluation chiffrée ?

N.W. : Non, pas du tout. Il ne cite aucun document. C’est un texte factuellement assez faible et théoriquement très fort. Il parle beaucoup de l’Église, de l’intelligentsia, il ne sait pas grand-chose de la paysannerie. On a l’impression qu’il écrit ce texte comme un acte de foi. À mon avis, il a lu des témoignages d’Ukrainiens rescapés. Le premier volume de ces témoignages est sorti en Amérique du Nord en 1953. Et puis, les Ukrainiens émigrés étaient actifs. Avant les livres, il a dû y avoir des articles, les informations ont circulé. Ce texte qui fait au total huit ou neuf pages est un cri du cœur, mais un historien ne peut pas en tirer grand-chose. Cependant, venant de l’inventeur du concept de génocide, il a une très grande portée théorique et symbolique.

C.G. : Peut-on dire quelque chose sur ce qui s’est passé immédiatement après ? Comment a-t-on cherché à combler le vide pour retrouver une force laborieuse à travers, semblet-il, une politique très volontariste ?

N.W. : En effet. Il y a eu deux mouvements pour redonner de la main d’œuvre. Dans l’immédiat, au début de l’été 1933, on a raflé des gens des villes, sur les marchés par exemple. Puis, on a pratiqué une colonisation sous pression.

C.G. : C’est quand-même une période qui reste extrêmement désorganisée…

N.W. : Dans les quelques pages que je pouvais lui consacrer, j’ai préféré me concentrer sur des exemples de traumatismes post-famine. C’est une vraie question.

C.G. : Il y a aussi celle de l’enfance. Il y a eu tellement d’enfants abandonnés.

N.W. : Bien sûr. Dans les centaines de recueils sur l’Holodomor, ces sujets ne sont pas traités. Le vrai enjeu des recherches maintenant, c’est le traumatisme post-famine, encore peu étudié, ainsi que les conséquences à long terme de cette catastrophe.❚

 

Œuvres citées

Cameron, Sarah, 2018, The Hungry Steppe: Famine, Violence and the Making of Soviet Kazakhstan, Cornell, Cornell U.P.

Davies, Robert & Wheatcroft, Stephen, 2004, The Years of Hunger: Soviet Agriculture, 1931-1933, Basingstoke, Palvrave & Macmillan.

Danilov, Viktor, 2004, « Organizovannyi golod »  [La famine organisée], Otetchestvenna.a Istoria, n° 5, p. 100-114.

Kindler, Robert, 2018, Stalin’s Nomads. Power and Famine in Kazakhstan, Pittsburg, Pittsburg U.P.

Kondrachine, Viktor & al (dir.), 2011, Golod v SSSR (La famine en URSS), vol 1, Moscou, Mejdounarodnyi Fond Demokatia.

Ohayon, Isabelle, 2006, La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline, Paris, Maisonneuve & Larose.

Pianciola, Nicola, 2009, Stalinismo di frontiera. Colonizzazione agricola, sterminio dei nomadi e costruzione statale in Asia centrale, 1905-1936, Vicenza, Viella.

Serbyn, Roman, automne 2009, « Lemkin sur le génocide ukrainien », Commentaire, n° 127, p. 637-652.

 

1 Auteur notamment de : Échanger les peuples. Le déplacement des populations aux confins polono-soviétiques, Paris, Fayard, 2015. Voir l’entretien avec Catherine Gousseff dans le n° 3 de Mémoires en Jeu, p. 26-32.

2 http://www.reveilcommuniste.fr/2016/02/annie-lacroix-riz-la-campagneinternationale-sur-la-famine-en-ukraine-de-1933-a-nos-jours-conference-du-16-janvier-2016.html, consulté le 24/6/2020.

3 Vladimir Ptoukha (1894-1938), premier secrétaire du parti de la région de la Basse Volga.

4 Stations de machines et de tracteurs : entreprise publique de propriété et d’entretien des machines agricoles utilisées dans les kolkhozes.

5 L’affaire de l’Union pour la libération de l’Ukraine (SVOU), fabriquée par l’Oguépéou en 1930.