Les mémoires de prison d’Eva Zeisel (1906-2011) II

Sonia CombeCentre Marc Bloch (Berlin)
Paru le : 14.03.2022
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Mémoires en jeu poursuit ici l’édition des mémoires d’Eva Zeisel dont la revue avait publié une première partie inédite dans son numéro 9, il y a deux ans1. Il nous a paru important de poursuivre la publication de ce témoignage, avec l’aimable autorisation de la fille d’Eva Zeisel, Jean Richards, et grâce à la traduction bénévole de l’anglais d’Elisabeth Huffer2. Nous reprenons pour cela, en préalable, l’introduction qu’avait faite Sonia Combe à cette occasion.

Célèbre céramiste américaine dont on peut voir les œuvres exposées au MOMA (Museum of Modern Art) à New-York, Eva Zeisel est moins connue comme rescapée des purges staliniennes. Elle ne s’est résolue à écrire ses mémoires qu’à l’âge de 81 ans et encore, son récit était-il initialement destiné à ses proches. En 1990, elle reçut un certificat de réhabilitation de la Russie post soviétique et, en 2000, une invitation de l’usine de porcelaine Lomonossov de Saint Pétersbourg où elle avait travaillé en 1933. Elle se rendit alors en Russie et prit connaissance de son dossier établi par le NKVD. Ce dossier, qui comprenait le compte-rendu de ses interrogatoires et maints détails des conditions de son arrestation et de sa détention, corroborait de façon surprenante ses souvenirs alors qu’elle avait pris la précaution de dire que sa mémoire pouvait parfois lui faire défaut…

Eva Zeisel, de son nom de jeune fille Eva Amalia Stricker, est née à Budapest dans une famille juive intellectuelle et assimilée. Après avoir étudié la peinture, elle apprend la poterie sur l’injonction de sa mère qui insistait pour qu’elle n’ait pas un jour à mourir de faim.

Eva se perfectionne en Allemagne, à Hambourg et dans la Forêt noire, puis à Berlin où elle mène une vie d’artiste dans l’atelier du peintre Emil Nolde, louée pour elle par sa famille. Nous sommes dans les années 1930. Curieuse de l’expérience soviétique, elle rend visite à un ami, Alex Weissberg, qui avait été invité comme physicien à Kharkov, puis décide de rester dans le pays. Elle trouve du travail sans difficulté : on a alors à cœur de proposer de beaux services à thé au prolétariat, pourquoi n’aurait-il pas droit au bon goût lui-aussi ?

Nul doute que l’idée plut à Eva. Elle est alors engagée dans différentes entreprises du pays puis à Moscou où, alors ignorante du contexte politique, elle est arrêtée le 27 mai 1936. Elle passe cinq ans en Union soviétique, dont seize mois en prison, en attente d’un procès qui n’aura jamais lieu pour tentative d’assassinat de Staline… Libérée en février 1938 grâce à sa mère qui avait alerté de nombreux savants, elle gagne Vienne qu’elle quitte par le dernier train le jour même de l’arrivée de Hitler. À Londres elle se marie avec Hans Zeisel et tous deux arrivent peu après à New York avec 65 $ en poche. Amie de l’écrivain Arthur Koestler à qui elle avait confié le récit de sa détention et qui s’en inspirera pour écrire Le Zéro et l’infini, elle ne cessera de s’interroger sur les raisons de son arrestation et de sa libération. Lisant, bien après, les mémoires du transfuge soviétique Alexandre Orlov, arrivé comme elle en Amérique en 1938, elle comprend qu’il pourrait avoir été son interrogateur sous le nom de Nikoultsev. Convaincu de son innocence, il l’aurait aidée par ses conseils. C’est au fait de n’être jamais tombée dans le piège de faux aveux qu’elle dut probablement sa libération. Comme elle, l’officier du FBI qui procéda au debriefing d’Orlov, Edward Glazur, fit le rapprochement entre son récit et celui d’Orlov, le créditant à son tour d’avoir contribué à sa libération. ❚

Sonia Combe

 

Bolshoï Dom1 :

prison à Leningrad

 

Le placard

Alex Weissberg et Eva Zeisel, Union soviétique début des années trente © Archives Eva Zeisel

Je fus conduite à un bureau, de nouveau fouillée, puis accompagnée dans de nombreux couloirs. On me mit dans un placard. Mon baluchon m’avait été rendu ; cela voulait dire que ce lieu était celui où j’allais rester, pensai-je. Le placard n’était pas lumineux, il n’était pas non plus tout à fait sombre car on n’est jamais laissé dans l’obscurité. De la lumière pénétrait au-dessus de la porte.

Lorsque j’avais été avec Natacha, près de la maison, près de Maman, je n’étais pas vraiment seule. Je n’étais pas vraiment isolée. Mais là, à Leningrad, où je n’étais pas allée depuis deux ans, j’étais entièrement parmi des inconnus. Je n’avais pas d’amis, rien à faire ici. Je me sentais délaissée. Ceci devait être un énorme malentendu, et il faudrait beaucoup de temps pour le démêler. Je ne doutais pas que je sortirais. Mais, en attendant, je me disais que je ferais mieux de m’adapter à la situation.

La différence entre ma vie actuelle et la vie d’il y avait juste trois ou quatre jours était tellement énorme et déconcertante que j’acceptai, tant bien que mal, le fait d’être maintenant dans un placard. D’après les grognements et rugissements que j’entendais, mon maquettiste Fuhlbrügge devait être dans une cellule ou un placard assez proche. On aurait dit un rhinocéros.

Là se présentait ma première occasion de me prouver que j’étais insensible à des désagréments tels que vivre dans un placard et je résolus de m’installer aussi confortablement que possible et aussi de garder le moral. Maintenant, donc, la responsabilité du placard me revenait, à moi seule. Je m’assis sur le banc, de biais, et essayai d’étendre mes jambes. C’était impossible. La largeur du placard était insuffisante. Ceci n’était pas bon, il est parfois nécessaire d’étirer ses jambes. J’essayai d’autres positions. J’essayai de m’allonger sur le dos avec les genoux repliés, en position fœtale  mais cela non plus n’était pas très confortable, même en utilisant mon petit baluchon comme oreiller. Ce n’était pas si mal que ça, mais ça n’était pas non plus très bien. Bon pensai-je, si je ne peux pas plier les jambes, si je ne peux pas les étirer, si je ne peux pas trouver une position confortable pour mes genoux en me pelotonnant sur le banc, sur le côté ou à plat sur le dos, je serai plutôt à l’étroit dans ce placard. Je me dis que la priorité était de faire des mouvements vifs et d’activer la circulation, car le moral en dépend. Et avec la force de mes convictions, j’entrepris de faire de la gymnastique. D’abord, agitant mes bras dans un mouvement aussi ample que possible, l’un après l’autre. J’essayai de faire la chandelle, puis le poirier. C’était plutôt facile et confortable à faire dans le placard parce qu’il n’y a pas beaucoup de place pour tomber. On peut se maintenir en touchant les parois. J’étais là, dans le placard, faisant le poirier, ma jupe me tombant sur la figure quand je remarquai que le petit judas rond ne se refermait pas aussi vite qu’avant et j’éclatai de rire en pensant au gardien (ou la gardienne) de l’autre côté, et à son visage ahuri. Puis je me redressai et m’assis. Ayant accompli cette tâche, une fois la morosité dominée et éloignée, je commençai à planifier mes jours.

Puisque jusqu’alors tout avait été tellement surprenant et absurde, je m’attendais à ce que ce placard soit le lieu auquel je devrai m’adapter pour un certain temps. Je pensai qu’il serait assez facile de devenir folle dans une telle situation, alors le travail en perspective exigeait force et organisation. J’étais prête à classer mes pensées en pensées bonnes, à faire durer – celles qui étaient autorisées – et pensées à bannir. De temps à autre, je devais interrompre le cours de mes pensées. De temps à autre, l’image de ma mère apparaissait à l’horizon ; la manière dont elle s’était penchée au-dessus de moi, son sourire, sa beauté, sa chaleur, notre dernier moment ensemble. Ces pensées, je devais les écarter violemment. C’était la pensée la plus dangereuse, elle provoquait une montée de larmes, elle faisait naître une bouffée de chaleur au visage et aux épaules et un désir – profond, intense, douloureux – de la vie qui, justement, était hors d’atteinte ; désir de vivre immédiat, désir d’amour, nostalgie des jours que je venais de quitter.

C’était le tabou de mes jours. Je savais que si je m’autorisais à penser au soleil dehors, à Maman, à mon travail, au flirt au bureau, à mon amant qui m’attendait – le grand et adorable beau garçon – que ma santé mentale serait menacée. Que moi aussi, j’en viendrais à cogner sur les murs, à me jeter de chaque côté comme le faisait Fuhlbrügge qui s’insurgeait dans le placard voisin du mien. Moi aussi, je me rapprocherai du statut d’animal. La rectitude, la droiture ne pouvaient me guider dans ce placard. Je compris que mon monde se résumait maintenant à moi seule. Tout le pouvoir de susciter la beauté, la dignité, la force résidait en moi seule, je m’assis sur mon banc et commençai à développer une pensée belle. Je me projetai au loin et dans le passé.

Eva peu avant son expulsion (1938) © Archives Eva Zeisel

Ma cellule

 Je ne sais pas combien de temps je suis restée dans le placard, comment j’en suis sortie, ni qui est venu me chercher. Mais sous peu, je me trouvai dans une cellule. Je repoussai l’impression d’irrévocabilité, mais j’avais peur. Avec Natacha, le voyage en train, même le placard, il y avait eu du suspense. Maintenant j’avais peur que l’on m’oublie.

La grande porte métallique se referma et la grosse clé fut retirée. J’écoutai. J’étais seule. Personne, rien pour me rattacher à ma vie si ce n’est un petit baluchon. Maman ne sait pas où je suis. Elle va me chercher. Elle n’a pas la moindre idée que je suis ici. Je m’assis sur le lit, sur le matelas, puis je me levai et me tins debout face à la fenêtre. Elle était sombre. Le soleil n’atteignait pas cette cellule. Je regardai alentour. Le dernier bruit avait été le tour de clé qui m’enfermait. Pas même le son de pas s’éloignant.

Le mur épais face à la porte était incliné vers l’arrière, vers la petite fenêtre en retrait qui s’ouvrait en basculant vers l’intérieur. Un écran métallique placé devant la fenêtre obstruait la vue. À droite, dans un coin, se trouvait la cuvette des toilettes. Au-dessus de la cuvette, un réservoir d’eau avec une poignée métallique et une chaîne. Je remarquai que la chaine était fixée à la poignée métallique par un fil de fer et je m’étonnai : un objet que l’on peut retirer – le fil de fer. Puis, l’évier et le robinet. Il y avait une craquelure autour du robinet. En bas du mur, une grille. Ce n’était pas pour le chauffage. Je ne sais pas ce que c’était mais bien plus tard, des couinements de bébés rats émanèrent de cette grille. Puis, en saillie du mur, une petite table pliante. Ensuite, il y avait un tuyau allant du sol au plafond, une planche à rabat sur laquelle s’asseoir et deux étagères métalliques en hauteur pour les vêtements. En face de la fenêtre, la porte. Pas de poignée à l’intérieur ; un judas rond avec en-dessous un guichet qui lui aussi se fermait à clé et qui faisait un son tic tac rythmique quand on l’ouvrait. Au-dessus de la porte, il y avait une autre petite grille qui pouvait contenir un dispositif d’écoute : pour entendre mes pensées, je supposai. Puis, un bout de mur et un autre coin. Face à un petit tabouret attaché, il y avait le lit, sans pieds, qui se repliait contre le mur. Sur le lit, un matelas et une couverture. Au bout du lit, il y avait un espace vide assez long pour y loger un autre lit. Puis on arrivait à l’autre coin, le mur avec la fenêtre, l’autre mur avec la cuvette des toilettes, et le robinet. Le sol était en ciment gris et les murs peints d’un vert terne. Quand je reculais vers la porte, je pouvais voir une petite étendue de ciel et un toit avec une rangée de fenêtres, et en tendant le cou, je pouvais voir une sortie de secours le long de l’étage supérieur. La cellule mesurait six pas et demi en diagonale. Marching Rhyme que j’écrivis plus tard était composé sur le même mètre : six pas et demi jusqu’à la fin de chaque vers.

Je m’assis sur le matelas. Du temps passa. Je pliai mes vêtements soigneusement et les rangeai sur les deux petites étagères. Ma main s’attarda sur un des chemisiers. Il était en soie blanche avec des boutons de fleurs brodés de part et d’autre d’un jabot à petits plis. Je portais une jupe habillée et une veste qui allait jusqu’à la taille. Il y avait une robe de laine marron serrée à la taille avec également des broderies de petites fleurs. Son ourlet pas tout à fait droit m’avait toujours perturbée. J’avais aussi ma robe de chambre de laine à carreaux verts et noirs que j’avais faite moi-même. Elle avait un col pointu et large couvert de dentelle de laine noire crochetée à la main. Il y avait encore des mouchoirs, des sous-vêtements, une brosse à dents, des pantoufles en marocain rouge, fourrées d’une douce laine de mouton avec une barbe de conte de fée, charmante, gaie, longue, tout autour de la partie haute. Je les posai par terre et les admirai longuement.

Puis, je trouvai la délicieuse savonnette rose parfumée de Natacha que j’avais emportée par erreur. J’étais désolée d’avoir embarqué son bien le plus précieux et je pensai à elle. Je humai longuement la savonnette. C’était du luxe. Cette savonnette rose bon marché était maintenant mon grand trésor. Je la posai sur le lavabo.

Je ne sais pas expliquer la qualité du temps qui passe mais je devais dominer le temps. Il fallait s’en occuper, le remplir. Le temps devait être rongé et le temps me rongeait. Le temps, c’est votre problème. Le temps est le vide et le plein de la cellule numéro 4.

Assez rapidement, je compris que, bien que je sois parfaitement seule, tout près de moi il y avait quelqu’un d’autre, tout aussi seul. Je ne connaissais pas alors la topographie des lieux. Mais je savais qu’à gauche et à droite il y avait d’autres personnes. Qui ? J’avais le coeur lourd. Je me sentais abandonnée. (Il y avait encore du nouveau à l’ouverture du petit guichet et dans chaque mot prononcé. On entendait très peu de mots dans la rangée de cellules.) Puis je m’allongeai sans draps. Je crois que j’avais une serviette que je mis contre mon visage et je me tournai vers le mur. Le guichet s’ouvrit et une voix dit : « Nous devons voir votre visage ». Je crois qu’il y eut un compromis autour d’un bas couvrant mes yeux et je m’endormis dans un état de bonheur et dans une douceur inexplicables, dans l’amour, la beauté, la couleur, jusqu’à ce qu’un bruit sourd me réveille.

Le premier jour, aucun rayon de soleil ne pénétra. Il n’y avait rien pour repérer le passage des minutes ou des heures, rien pour les remplir car il faut avoir une mesure du temps pour pouvoir le planifier et le combler. Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle j’étais là. Mais, au cours de ces premières journées, ma vie changea. Je me rebellai contre l’injustice d’être gardée prisonnière. Je devais me ressaisir. Je me coiffai. J’allai jusqu’aux toilettes, regardai dans le miroir déformé au fond de la cuvette et m’interrogeai. Je regardai mes ongles. Ils étaient encore roses et propres et le vernis était encore intact.

Nous n’étions pas autorisés à nous allonger jusqu’au soir, bien que le premier jour je me sois allongée. Vers le milieu de la matinée du deuxième jour, il se produisit une chose merveilleuse. Un rayon de soleil pénétra dans la cellule et y demeura environ une heure. Je le regardai se déplacer lentement sur le sol. Et chaque jour, quand il faisait beau, il venait à une certaine heure et faisait une rupture nette sur le mur, entre la tache lumineuse sur la surface d’un vert terne, et son bord sombre ; la tache se déplaçait lentement, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un tout petit élément avant qu’elle ne quitte la cellule.

Carte du voyage de retour d’Eva Zeisel après sa libération © Archives Eva Zeisel
Hans Zeisel, second mari d’Eva Zeisel, dans les années trente © Archives Eva Zeisel

Des marques sur le mur de la cellule

La première fois que le rayon de soleil entra dans ma cellule et passa sur le mur incliné sous la fenêtre, je remarquai des groupes de petites lignes gravées dans la peinture. Quatre lignes droites barrées d’une cinquième. Il y avait un grand nombre de ces groupes. Ceux qui avaient été là avant moi avaient gravé une ligne chaque jour et il y avait deux rangées de marques. Quand cinq jours et nuits avaient passé, minute après minute, ils barraient les lignes. Cela me serra le cœur car je ne pouvais m’imaginer quelqu’un restant si longtemps dans cette cellule. Je m’attendais encore à ce qu’à tout moment la porte s’ouvre, que le malentendu soit levé, et qu’on me laisse retourner à la bonne vie en franchissant une grille ouverte.

Alors que le rayon de soleil poursuivait sa course à travers ma cellule et atteignait le mur au-dessus de la petite table, je vis le nom Anni Helme gravé sur le mur avec deux dates. Elle avait eu le temps de graver la date de son départ. C’était il y a peu, et entre les deux dates, il y avait six mois. Six mois ! C’était inconcevable ! Je désespérai complètement. C’était terrifiant. Anni Helme – où était-elle allée ? Que lui était-il arrivé ? Où était-elle maintenant ? La cellule ne fournissait pas d’autre renseignement. Je voulais briser la chaîne de prisonniers passés par cette cellule.

Mes pensées commencèrent à former un vaste delta confus et fluide qui s’entremêlait, s’embrouillait et conduisait à un océan de désespoir. De temps à autre, mes yeux se portaient sur la boucle de fil de fer qui reliait le levier du réservoir d’eau à la chaîne des toilettes. Ce fil de cuivre amovible apportait un petit espoir de liberté d’action. Mais il fallait faire quelque chose avec mes pensées. Il fallait les démêler et les maintenir en ordre. Il fallait faire quelque chose avec le temps ! La masse de temps devait être découpée en tranches, mesurée, traitée. Les seuls points de repère réguliers étaient les repas et le joyeux passage du rayon de soleil entre son point d’entrée et son point de sortie. Il fallait remplir le temps et maintenir un ordre dans les journées. Aussi petit soit le nombre de jours à passer dans cette cellule, il faudrait qu’ils soient ordonnés. Il fallait que j’en garde le compte sans graver un troisième groupe de lignes sur le mur. Il est facile d’en oublier le nombre, et ne pas le connaître ajoute à la confusion de l’esprit. Il n’y a plus de repère si on perd le compte. Sans que cela puisse se voir sur mon visage, les larmes coulaient en moi. Mon cœur s’effondra. La peur me saisit. La réaction fut physique. Mon cœur devait être contrôlé. Mon humeur, mon impatience, mon sentiment d’injustice, mon sens de l’urgence, ma rébellion contre ce qui m’était arrivé – tout cela devait être étouffé. Il fallait rétablir sérénité et dignité et les maintenir.

Eva Zeisel peu avant ses 90 ans © Brigitte Lacombe.

Des bruits

Je n’ai pas parlé des bruits de la nuit. Parfois, on aurait cru entendre des gens pleurer mais c’étaient les colombes au petit matin – elles roucoulaient et faisaient l’amour. Longtemps, j’ai cru que c’étaient des prisonniers. J’avais l’impression que, quelque part, des gens geignaient dans la nuit ; naturellement, c’étaient les pigeons qui roucoulaient. Mais les roucoulements des pigeons ressemblent à des gémissements. On remplit, avec son imagination, toute cette terrible atmosphère. On la remplit avec de la peur et de la méfiance, avec ce qui arrive à d’autres.

J’avais l’impression d’entendre un bruit important alors que le silence était profond. On ne pouvait même pas entendre s’ouvrir le judas de la porte de la cellule. Devant chaque cellule, il y avait un petit tapis de caoutchouc et les gardiens ou les gardiennes portaient des pantoufles de feutre si bien qu’on n’entendait presque jamais marcher, sauf des prisonniers montant les marches métalliques pour se rendre chez le médecin, ou une porte s’ouvrant ou se fermant avec fracas, ou le grand seau à soupe quand on faisait la tournée, ou une clé tournant dans une serrure quelque part sur les quatre étages. Tous les bruits étaient métalliques ; il n’y avait aucun son qui ne le soit. Le son du seau à soupe était métallique, celui de l’ascension des marches était métallique, celui du tour de clé l’était aussi.

Dans le vide de la cellule, le moindre bruit, le son le plus discret devenait une montagne, abominable, éprouvant. Il y a quelque chose de mystérieux dans les bruits. Ils contiennent tous les spectres des choses terribles dont on a pu entendre parler, la cruauté se tapit derrière chacun d’entre eux. Chaque bruit avait un tel poids que, plus tard, quand je dis à un interrogateur que je ne pouvais pas dormir à cause de tout le bruit, il me répondit : « Du bruit ? Dans la cellule ? C’est tout à fait silencieux ! »

La promenade

 Un de mes premiers souvenirs, avant même que je sois appelée pour la première fois, est d’avoir été emmenée pour marcher dans la cour. Je n’étais pas seule, il y avait une autre détenue et il faisait beau. Après tout, on était en fin mai, début juin. La détenue boitait. Nous marchions en rond sous le regard de la gardienne. Nous ne marchions pas côte à côte ; nous étions à 180 degrés l’une de l’autre. En marchant, elle levait la tête et souriait au soleil. Notre promenade dura sept minutes. Elle était devant moi quand nous entrâmes dans la prison et, en faisant les derniers pas, elle sautilla à sa manière claudicante, levant la tête vers le soleil, souriant et sautillant. Ce fut une image inoubliable. Je ne la revis jamais. ❚

1 Mémoires en Jeu, n° 9, p. 167-173. En ligne : https://www.memoires-en-jeu.com/varia/les-memoires-de-prison-deva-zeisel-1906-2011/

2 Extraits de Eva Zeisel, A Soviet Prison Memoir. Digital version – texte, audio, video, photos, documents – for Apple devices: Books App/bookstore. Kindle and paperback versions, text only: amazon.com. Il s’agit d’une version moins complète que celle que Jean Richards a mis à notre disposition pour la traduction.

1 Cette prison abrite aujourd’hui le FSB, service de renseignement russe qui a succédé au KGB à la disparition de l’Union soviétique.