« Oui, c’est le lieu » : Lanzmann entre Napalm et Shoah

Michael G. LevineRutgers University
Paru le : 05.04.2023

Lanzmann’s 2017 film Napalm has been viewed by critics including many of his longtime admirers as an embarrassment, the display of an old man’s nostalgia for an unconsummated romantic relationship with a woman he had met while serving as a member of a French diplomatic delegation to North Korea in 1958. While there is no doubt that the encounter with Kim Kum-Sun marked the filmmaker deeply, there was clearly something else going on, something that transcended the realm of the personal. Lanzmann himself perhaps never understood this “something.” Yet, his repeated returns to the encounter in his autobiographical and cinematic work suggest that it will have constituted for him nothing less than a primal scene of witnessing. What he discovers – or rather what overwhelms him – in this acute experience is an altogether different notion of testimony, one defined first and foremost by a piercing act of interpellation and the invention of a new language. It is this notion of testimony with which he will experiment time and again throughout his career, each time as if for the first time.

Plus de trente années séparent Shoah, le chef-d’œuvre de Lanzmann sorti en 1985, de Napalm qui, datant de 2017, est le dernier de ses films dont la matière ne provient pas des chutes de Shoah. À la différence de ce dernier, œuvre monumentale de neuf heures et demie ayant fondamentalement transformé notre manière de concevoir le cinéma et la façon de témoigner de l’anéantissement des Juifs d’Europe, Napalm est un film à la fois de bien moindre ampleur et résolument plus personnel dans la mesure où il se focalise sur la rencontre amoureuse du cinéaste avec une jeune femme, Kim Kum-sun, lors d’un voyage en Corée du Nord en 1958. Que l’histoire racontée dans Napalm constitue néanmoins un moment privilégié, sinon décisif, dans la vie de Lanzmann nous est suggéré par sa présence au centre même de son autobiographie, Le Lièvre de Patagonie, et par le caractère très détaillé de son évocation. Son importance se trouve encore soulignée par le fait que c’est le seul incident, dans ces mémoires de plus de cinq cents pages, qui s’accompagne d’images : la reproduction recto-verso d’une carte postale de la jeune femme reçue plusieurs mois après le retour du cinéaste à Paris.

57 ans après sa rencontre avec Kim Kum-sun, Lanzmann retourne à Pyongyang pour filmer Napalm. Se tenant à l’endroit précis du pont où il l’avait retrouvée, suite à leur étreinte initiale dans sa chambre d’hôtel, il passe soudainement du français à l’allemand. Parlant alors non seulement dans une autre langue mais aussi par la voix d’une tierce personne, il cite les mots prononcés par le rescapé de la destruction des Juifs, Simon Srebnik, lors de son retour à Chelmno dans les premières scènes de Shoah : « Das ist das Platz [sic]. [Oui, c’est le lieu.] »

Répétant ces paroles à ce moment de Napalm, Lanzmann laisse entendre que son film de 1985 pourrait tenir son origine même de cette rencontre sur un pont de Pyongyang en 1958. Rien ne sera advenu de ce rendez-vous unique avec Kim Kum-sun. Cette liaison, qui ne s’est pas concrétisée, semble pourtant avoir perduré en Lanzmann, son absolue singularité, sa compacité et ses potentialités avortées le hantant pour le restant de ses jours. Il devait retourner en Corée du Nord deux autres fois au fil du temps, sans jamais revoir la jeune femme ni chercher à la retrouver. Vers la fin de sa vie, cependant, alors âgé de plus de quatre-vingt-cinq ans, Lanzmann entreprend un ultime voyage pour réaliser un film qui lui est dédié.

Napalm, 35’16. © Claude Lanzmann, Les Films Aleph

Nombre de personnes – dont d’éminents spécialistes de Lanzmann – ont critiqué Napalm, considérant le film comme un exercice de pure auto-gratification, le déballage embarrassant d’un vieil homme regrettant un moment émotionnellement chargé, impossible attirance qui, étant donné les circonstances politiques prédominantes, ne pouvait connaître de suite1. Il s’agit certainement d’un autre Lanzmann que l’on voit dans ce film, et l’on peut en effet s’interroger sur sa décision de le réaliser. À travers l’examen de l’étrange prééminence accordée à la rencontre avec la jeune Nord-coréenne dans Le Lièvre de Patagonie et la citation des mots de Srebnik dans Shoah à un moment pivot de Napalm, je voudrais déceler ce qui a pu demeurer si pleinement autre, si totalement inassimilable au sujet de ces rencontres en 1958. Au-delà de leur sensualité – les longs baisers dans la chambre, la recherche d’un coin tranquille en barque –, qu’est-ce qui a pu conduire Lanzmann à y revenir et à ne cesser de broder autour d’elle ?

Le film lui-même, dans lequel Lanzmann évoque à plusieurs reprises un temps à l’arrêt, nous procure des indices. La répétition suggère un cadre temporel non-linéaire et traumatique où un instant inassimilable se superpose à un autre instant inassimilable, chacun à leur tour servant à maintenir la temporalité ouverte et à l’arrêt2. Parmi ces instants se trouvent des scènes de canotage qui lient le temps passé avec Kim Kum-sun à la scène d’ouverture de Shoah. Dans la célèbre séquence inaugurale de Shoah, un long travelling suit Srebnik, alors âgé de 47 ans, assis à l’avant d’une petite embarcation qui descend la rivière Ner en train de chanter cette même chanson polonaise, « Une petite maison blanche », que les gardes allemands l’obligeaient à chanter quand il était enfant.

Dans Napalm, une scène clé sur laquelle je reviendrai longuement dans ce qui suit se déroule aussi sur un bateau. Là, la petite maison blanche qu’évoque le chant de Srebnik trouve un écho dans le petit sac blanc que Kim Kum-sun perd lorsque l’embarcation qu’elle et Lanzmann avaient louée chavire soudainement. Mais ce qui apparaît comme plus important que cette perte, ou même le fait que le canot a chaviré, est ce qui se produit sur le bateau proprement dit. Lanzmann construit la scène avec un soin méticuleux, la répétant verbalement dans Le Lièvre de Patagonie, avant de la mettre en scène cinématographiquement dans Napalm.

La scène est si idiosyncratique que l’on doit la considérer en tant que telle. En définitive, cela consistera à l’évaluer moins comme un moment central vers lequel le film tend et autour duquel il tourne, que comme une déchirure dans sa trame narrative et temporelle. Formant ainsi une béance, la scène ne représente pas seulement un moment de rupture fortement émotionnel, instant tenace d’une temporalité ouverte et à l’arrêt, mais également une scène primordiale de témoignage. J’aimerais suggérer en substance que cette scène aura suscité en Lanzmann une sorte de fascination, origine d’une préoccupation qui ne le quittera plus jamais, d’une interrogation qui ne cessera de s’imposer à lui et à laquelle il cherchera de manière nécessairement différée à se confronter. À bien des égards, cette question – la question du témoignage – constituera le principe directeur de son existence et de son œuvre.

Ce serait là la raison pour laquelle il retourne en Corée du Nord réaliser son ultime film. À la différence de Shoah, Napalm a recours à d’abondantes séquences documentaires. La majorité d’entre elles se rapportent à la guerre de Corée et proviennent de sources américaines et nord-coréennes. Le film fait également usage de vidéos amateur et de clichés réalisés au cours du voyage de Lanzmann à Pyongyang en tant que membre de la délégation occidentale invitée à visiter le pays.

Outre le fait d’aller et venir entre les trois voyages de Lanzmann en Corée du Nord en 1958, 2004 et 2015, Napalm entrelace des scènes enregistrées durant son dernier séjour dans le pays et une interview filmée plus tard à Paris. Dans celle-ci, les rôles lanzmanniens traditionnels se trouvent inversés dans la mesure où le réalisateur se présente comme le sujet témoignant. Au cours du tournage à Pyongyang, Lanzmann focalise de façon inhabituelle l’attention sur sa propre personne. Cela n’apparaît nulle part de manière aussi théâtrale – ou plutôt sur-jouée – que lorsqu’il atteint le pont mentionné précédemment. S’en prenant soudain à son accompagnateur nord-coréen et se dégageant de son emprise, il s’écrie : « Lâche-moi ! Maintenant je joue la… je fais du cinématographe ! »3

En plus de tels moments où Lanzmann joue Lanzmann, le film prend soin de distinguer et de souligner visuellement son emploi de mots particuliers. L’un de ces termes est querencia, emprunté au langage de la tauromachie, qu’il utilise pour décrire la position qu’il cherche à occuper dans sa chambre d’hôtel au moment de recevoir une injection pour se dérober à la surveillance des représentants du gouvernement qu’il appelle avec dérision « les casquettes ». L’image, qui accompagne son récit et illustre sa querencia, montre un taureau collé contre un mur de l’arène, une fleur rouge vif se confondant aisément avec une plaie sanguinolente clairement visible sur sa nuque.

Tandis que tous les protagonistes et spectateurs de la corrida peuvent voir la querencia du taureau, celle de Lanzmann est décrite comme « l’angle mort » où il attire Kim Kum-sun, l’infirmière lui administrant sa piqûre, pour échapper au regard intrusif desdites « casquettes ». S’attribuant le rôle d’un taureau graduellement et cérémonieusement mis à mort à coups de pique, Lanzmann relie les « piqûres » administrées par l’infirmière aux coups mortels délivrés par le matador et sa suite. Ce n’est pas le seul endroit où l’érotisme et la pulsion de mort convergent, un point sur lequel je reviendrai sous peu. Avant cela, je voudrais souligner la manière dont le terme « piqûre », répété tout au long de la scène, est lui-même pris dans une chaîne de signifiants qui va des piques qui transpercent le dos du taureau aux « piqués foudroyants » (Katz, p. 56) des bombardiers américains représentés dans des séquences d’archives en train de fondre sur la population civile pendant la guerre de Corée, en passant par les innombrables « piqueniques » auxquels Lanzmann se voit obligé de participer en tant que membre de la délégation occidentale : « usines et piqueniques », se lamente-t-il à plusieurs reprises. Étant donné le contexte discursif, il est difficile de ne pas entendre dans le terme « piquenique » des échos de « piques-nuque », soit des perforations infligées à la nuque du taureau dans la corrida. « Moi, j’aimais bien, j’aime toujours la tauromachie et les courses de taureaux », déclare Lanzmann à son interviewer (46’ 30).

Comme Lanzmann le note dans le chapitre inaugural du Lièvre de Patagonie, l’image d’une lame s’abattant sur une nuque devait constituer la « grande affaire » de sa vie. Insistant en particulier sur le fait qu’il n’a pas de cou, il écrit encore qu’au fil du temps il s’était « “raccourci” pour ne pas laisser au tranchant de la “veuve” un lieu opportun et la chance de le faire lui-même » (Lanzmann, p. 17)4. L’ouverture du chapitre où l’auteur raconte pour la première fois l’histoire de sa rencontre avec Kim Kum-sun est particulièrement pertinent pour l’analyse de Napalm.

1958, j’ai trente-trois ans. C’est pour moi l’année du « Curé d’Uruffe », du retour au pouvoir du général de Gaulle, de mon voyage en Corée du Nord et en Chine, du pressentiment […] que ma relation avec le Castor [Lanzmann désigne ainsi Simone de Beauvoir] devrait prendre un autre tour. Ce qui relie ces moments de ma vie est bien plus profond que la simple confluence chronologique. (Lanzmann, p. 281)

Ce que ces liens pourraient être, Lanzmann ne le précise pas, continuant à la place d’expliquer que le curé en question « avait tué d’une balle dans la nuque Régine Fays, une de ses ouailles, jeune fille de vingt ans grosse de lui et proche de la délivrance, puis, le meurtre accompli, l’avait accouchée par éventration avant de crever les yeux du bébé avec un petit couteau de scout » (ibid., p. 281). Couvrant le procès pour France Dimanche, Lanzmann se souvient « être resté pendant toute la durée du procès au plus près du curé d’Uruffe, deux mètres derrière lui, [son] regard intensément fixé sur sa maigre nuque, promise, on pouvait à peine en douter, au biseau d’acier de la guillotine » (ibid., p. 284).

Dans ce qui suit, je me propose de considérer la scène du bateau mentionnée plus haut comme une sorte de « piqûre » – non pas un coup perforant porté à la nuque ou une injection dans les fesses, mais une espèce de « punctum » barthésien. Chez Barthes le sens du mot punctum se définit uniquement par rapport à celui de studium. En utilisant les mots latins, il souligne comment ce dernier « ne veut pas dire, du moins tout de suite, “l’étude”, mais l’application à une chose, le goût pour quelqu’un, une sorte d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière », alors que le punctum, aigu et pointu, pique et interpelle avec une acuité très particulière (Barthes, p. 48). Le second élément, poursuit-il, « vient casser » le premier.

« Cette fois, ce n’est pas moi qui vais le chercher […], c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tâche, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point. » (Ibid., p. 48-48)

Alors que le punctum est introduit par Barthes dans le contexte spécifique de la photographie, les implications de ce mot et l’acuité de l’interpellation qu’il implique s’étendent bien au-delà de ce champ artistique. Dans le film du Lanzmann le punctum peut être vu comme un petit trou dans la trame temporelle et narrative. Perforation empreinte d’une très forte charge significative, il se détache du contexte alentour, réunit d’un coup Éros et Thanatos, et les soude autour du mot « napalm ». Le titre du film, « Napalm », est lui-même un terme qui, comme nous le verrons, se détache assez nettement de son contexte, un élément qui demeure de manière fondamentale – ou plutôt abyssale – à part.

Avant d’aborder ce « punctum », il est nécessaire d’esquisser brièvement le rôle joué par le napalm dans la destruction de masse infligée aux Nord-Coréens par les États-Unis et ses alliés (dont la France) entre 1950 et 1953. En plus des 520 000 soldats nord-coréens et des 320 000 volontaires chinois tués dans le conflit, quatre millions de civils, sur une population de trente millions, trouvèrent la mort (Katz, p. 56). Sur la capitale, Pyongyang, dont la population s’élevait à 400 000 habitants, 428 000 bombes furent lâchées, soit plus d’une bombe par personne. Sur le pays dans son ensemble, les États-Unis déversèrent trois millions de litres de napalm5.

Lanzmann montre la dévastation infligée au pays, en prenant soin de différencier les perspectives des séquences utilisées et les sources dont celles-ci proviennent. Ainsi les plans qui montrent les bombardiers ont quelque chose d’abstrait et distant, tandis que les vues au sol semblent extrêmement proches et détaillées, montrant des bâtiments en feu, des cadavres calcinés et des enfants nus courant désespérément. Cela étant, Lanzmann ne s’attarde pas seulement sur la destruction, mais aussi et plus encore sur les répercussions de la guerre. En effet, ce qui semble le concerner le plus c’est qu’il n’y a pas d’« après » en soi, puisque le temps lui-même se sera arrêté. Le film, dit-il :

est une critique très dure de cette dictature totalement antidémocratique. Mais je ne voulais pas qu’on oublie les bombardements sauvages des Américains […]. Car si on les escamote, on ne comprend rien à la situation d’aujourd’hui, aux rapports avec les Américains. C’est aussi un film un peu complexe parce qu’il montre l’arrêt du temps. Ce pays est paradoxal : les Nord-Coréens sont sur le pied de guerre en permanence, 10 millions de personnes sont mobilisées pour une guerre… sans guerre ! Engagés dans une bataille constante sans bataille. (voir Lussato).

Le temps à l’arrêt est ainsi une sorte de mouvement sur place, un élan sans débouché, sans possibilité d’avancer. Même la reconstruction de Pyongyang dans un style monumental ne paraît, pour reprendre les mots de Lanzmann, qu’accentuer « un vide originel » (10’ 08). Plus on essaie d’avancer, plus on se retrouve coincé. Cette compulsion de la répétition, cette expérience d’un temps à l’arrêt, relève sans aucun doute de la pulsion de mort. Il est donc révélateur que Lanzmann emploie pareil vocabulaire pour décrire le mouvement des autres bateaux au milieu desquels Kim Kum-sun et lui se trouvent dans la scène mentionnée plus tôt. Afin de saisir l’encadrement stratégique de cette dernière, il est nécessaire de s’attarder dans un premier temps sur la description que Lanzmann donne des circonstances de leur rencontre initiale.

Napalm, 60’20.
© Claude Lanzmann, Les Films Aleph
Shoah, 8’19.
© Claude Lanzmann, Les Films Aleph

Se dépeignant lui-même à l’époque comme un fana de la santé, Lanzmann avait emporté avec lui en Corée du Nord des ampoules de vitamine B12 au cas où il souffrirait de fatigue au cours du voyage. Lorsque le moment vint de se faire administrer ces injections, on lui enjoint de rester dans sa chambre d’hôtel plutôt que de se rendre à l’hôpital voisin. Kim Kum-sun se chargera des piqûres, et sa manière de procéder est détaillée avec une grande méticulosité. Le récit se déroule à peu près de la sorte : chaque jour pendant une semaine, elle arrive dans sa chambre, d’abord accompagnée du traducteur de la délégation, Camarade Ok, et de cinq « casquettes ». Et chaque jour, le nombre d’officiels gouvernementaux diminue d’un membre, jusqu’à ce que le dernier jour, un dimanche, l’infirmière et le patient se retrouvent tout seuls. On n’apprend jamais avec certitude quel arrangement conduisit à cette étonnante situation, ou si Kim Kum-sun était elle-même un agent de l’État envoyé pour gagner la confiance du délégué étranger.

Vue à travers les yeux de Lanzmann, elle est incroyablement belle, a des gestes lents et précis et les injections qu’elle lui administre sont douces et indolores. Le dernier jour, elle arrive, non plus en uniforme d’infirmière, mais vêtue à l’européenne, ses cheveux, auparavant formés de deux longues tresses, rassemblés cette fois en chignon. Lanzmann ne cache pas son plaisir de la voir ainsi. « J’étais stupéfait, sidéré » (51’ 25). Ils laissent la porte ouverte et se retirent comme d’habitude dans l’angle mort de la querencia de Lanzmann, où elle lui administre la dernière injection. « Elle me pique », se rappelle-t-il, passant alors au présent, « enfonce la seringue très, très, très longuement » (53’ 53). Puis ils s’étreignent « férocement, bestialement » (56’ 08). Conscient que les choses ne peuvent pas se prolonger de la sorte, Lanzmann se recule et lui demande de le rejoindre quelques heures plus tard sur le pont précédemment mentionné.

Lorsqu’il arrive, elle est déjà là en train de l’attendre. Ils se dirigent vers les bateaux, espérant se rendre à la rame dans un endroit où ils pourront de nouveau être seuls. Ils parviennent à louer une embarcation et s’éloignent, pour se retrouver tout d’un coup « pris dans un cercle qui tournait en rond ». « Ils étaient 300 bateaux avec des familles qui tournaient en rond » (68’ 48), se souvient Lanzmann. Dans le passage correspondant du Lièvre de Patagonie, il fait encore cette réflexion : « “Ils tournent en rond, me répétais-je, ils tournent en rond”, le cercle était pour moi l’image même de la prison, le prisonnier tourne en rond dans sa cour, dans sa cellule, coupé de tout projet, de tout avenir » (Lanzmann, p. 302).

Ce « tourner en rond » incessant constitue l’équivalent spatial du concept de temps à l’arrêt évoqué à de multiples reprises tout au long du film. Mais c’est dans ce mouvement sur place que quelque chose se passe, que quelque chose advient à l’intérieur même du bateau. Impuissant à s’éloigner de la masse d’embarcations qui les emprisonne, Lanzmann en est réduit à engraver l’esquif sur le rivage (69’ 43). Ainsi échoué sur une grève, littéralement une « langue de sable », et encerclé par les forces centripètes de l’inertie, Lanzmann sort alors un carnet et un crayon puis, selon ses propres mots, « invente un langage » (69’ 53) : « J’ai sorti mon calepin, mon crayon, mon truc, et puis j’ai inventé un langage pour pouvoir parler avec elle. »

De manière révélatrice, le récit s’interrompt à ce moment-là alors qu’un faux raccord apparent souligne le passage de l’histoire racontée à l’évocation du lieu où celle-ci s’est déroulée. Désignant d’un geste l’endroit où il se tient alors sur le pont, Lanzmann dit : « Mais c’était ici. Et ça c’est très émouvant. Je suis à l’endroit exact. Le pont n’a pas changé. À l’endroit exact où ça s’est passé. Comme on dit dans Shoah, comme Srebnik dit dans Shoah : “Das ist das Platz”. Oui, c’est le lieu. C’est le lieu »6.

On commence ici à mesurer à quel point Lanzmann « joue au cinématographe ». Car à la faveur du faux raccord, le lieu auquel se rapporte le déictique « c’est » apparaît ambigu. D’un côté, il se réfère, au niveau du sujet narrant, à un endroit du pont, « l’endroit exact où ça s’est passé ». De l’autre, il pourrait indiquer, au niveau de l’histoire racontée, la scène sur le bateau, interrompue précisément au moment où Lanzmann déclare avoir inventé un nouveau langage. Incapables de décider où exactement se trouve ce lieu, nous sommes invités à lire l’un en relation à l’autre. Ceci implique non seulement d’aller et venir entre les scènes, mais aussi de situer les deux dans un espace qui se sera ouvert entre elles, entre les locuteurs et, par-dessus tout, entre les langues, dans le passage du français de Lanzmann à sa citation de l’allemand de Srebnik. Comme Lanzmann le savait certainement, la phrase « das ist das Platz » est grammaticalement incorrecte, et c’est sans doute également son objectif. Car, ce qui se sera ouvert entre les lieux, les locuteurs et les langues, constitue précisément un entre-deux d’erreur linguistique. En permettant ainsi à Srebnik, dont l’allemand n’est pas la langue d’origine, de s’exprimer avec lui et par son entremise, Lanzmann génère une conception différente de l’inventivité linguistique, une langue du témoignage, étrangère à toute langue maternelle7.

Presque aussitôt après cette prestation linguistique soigneusement élaborée, Lanzmann revient à la scène sur le bateau avec Kim Kum-sun. Mais ce n’est plus exactement lui qui parle ; c’est-à-dire que nous le voyons maintenant marcher le long du Taedong en train de converser avec l’un de ses accompagnateurs, le pont toujours visible à l’arrière-plan. Mais la voix que nous entendons réellement est hors champ. Voix et locuteur se trouvent ensuite réunis, quand l’image passe à un intérieur parisien où Lanzmann poursuit son récit8. Mais maintenant c’est Kim Kum-sun qui s’est saisi du carnet et du crayon et s’est mise à dessiner. En réponse à la suggestion de Lanzmann qu’elle pourrait être originaire de Corée du Sud, elle trace une carte centrée sur la frontière entre la Manchourie et la Corée du Nord. Au-dessus du fleuve Yalu qui marque cette frontière, elle dessine des avions qui lâchent des bombes (73’ 31).

Le passage de la langue parlée au dessin silencieux, passage s’étant produit sous le signe de l’invention linguistique, est alors poussé d’un cran. « Elle fait un geste inouï, incompréhensible », dit-il. « Avec autour de nous les gens, les tournoyants du plaisir domestiqué qui étaient là ; ils passaient mais ils voyaient tout. Et elle a fait ça avec une vitesse, comme la vitesse de l’éclair, prodigieuse. Elle a ouvert son corsage. » (74’ 06) Lanzmann poursuit :

Et elle a, à toute vitesse, découvert un sein d’une beauté de poire…, qui était lourd. On avait envie de le toucher. Et, sous le sein, une grande barre noire de chair brûlée. Et elle a dit un seul mot : napalm. Et ça, c’était un mot que je comprenais. Je vous dis, ça a été comme l’éclair cette apparition, parce qu’elle a refermé son corsage aussitôt, pour que ceux qui passaient ne voient pas ça. Et ça voulait dire qu’elle était victime des bombardements américains, à la frontière nord de la Corée du Nord. Moi, j’étais totalement bouleversé. J’avais envie d’embrasser cette chair incendiée, là où elle était incendiée véritablement… C’était incroyable ce qu’elle a fait. Et moi je voulais embrasser ça. C’était un acte d’amour, un acte de chevalerie, véritablement. Et j’étais fou. Je l’ai aimée à ce moment-là, mais aimée d’amour, véritablement. Tu comprends ? Aimée d’amour à la fois pour avoir osé faire ça et pour me l’avoir fait à moi. C’est quelque chose de très intime, tout de même. Et pour avoir subi ça. Il y avait tout à la fois. Et elle était bouleversante et j’étais… bouleversé. (44’ 08-76’ 15)

« Elle était bouleversante et j’étais… bouleversé », dit Lanzmann. Tous les deux se trouvent, en d’autres termes, retournés, renversés, devenus littéralement le symétrique inverse de l’autre. Cet instant est si troublant, si « bouleversant », qu’il s’arrache d’un coup à ce qui l’entoure, se libère de tous ces bateaux tournant autour d’eux, de la stagnation et de la sensation d’un temps à l’arrêt auxquelles ils sont associés. Leur mouvement circulaire perpétuel est le lieu véritable de la pulsion de mort, l’incarnation même d’une force de répétition silencieuse qui réduit au silence.

Si l’on peut dire que dans cette scène l’érotique et le létal se joignent dans la proximité la plus intime, cela ne tient pas simplement à la proximité spatiale du sein découvert et de la chair « incendiée » (sic), directement en-dessous, mais à la relation entre la pulsion vitale du geste « inouï et incompréhensible » de Kim Kum-sun et la monotonie fatale des bateaux qui, indéfiniment, leur tournent autour. L’instant se déroule en un éclair. Mais son apparition, d’une vitesse prodigieuse, est précisément ce qui agit comme une « piqûre », ou un punctum barthésien, pour perforer ce qui les environne, produisant non seulement une ouverture fugace, mais une ouverture donnant lieu à une scène singulière de témoignage.

Un mot passe entre eux, un mot que Lanzmann comprend. Mais ce n’est pas tant sa signification que son impact qui en fait un vocable de témoignage, qui nous force à voir le témoignage moins comme la communication d’un savoir de première main que comme un geste qui, dans son incompréhensibilité même, brûle son destinataire, l’embrasant et le rendant « fou ». « Je l’ai aimée, se rappelle Lanzmann, […] à la fois pour avoir osé faire ça et pour me l’avoir fait à moi. » Et c’est dans ce sens que l’on doit comprendre le témoignage, comme, avant tout, une forme d’adresse, comme un acte qui perfore son destinataire. S’il perce Lanzmann à la manière d’une seringue ou de la flèche d’Éros, il le fait d’une façon qui non seulement le rend amoureux, mais qui nous impose d’interroger, avec une incompréhension et une urgence renouvelées, ce que l’amour, l’amour testamentaire, l’amour du témoin est et pourrait être.

À tout le moins, je voudrais suggérer qu’un tel amour implique l’invention d’un langage, qu’il donne lieu à une langue qui n’existe pas encore et pourrait ne jamais exister en tant que telle. Car il s’agit peut-être avant tout d’un langage de l’entre-deux, d’un langage d’erreurs involontaires et de gestes changeants, un acte de témoignage dont l’idiome, forme d’adresse et de relation avec son destinataire, ne peut jamais être connu d’avance. Il s’agit d’un acte dont l’interprétation doit se réinventer à chaque fois, comme s’il se jouait toujours pour la première fois. Je voudrais encore suggérer que c’est cet amour testamentaire qui bouleverse Lanzmann maintes et maintes fois, et qui nous conduit, finalement, à considérer Napalm comme un dernier testament et un ultime éloge de cet amour.

ŒUVRES CITÉES

Barthes, Roland, 1980, La chambre claire : Notes sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil.

Benjamin, Walter, 2017, Sur le concept d’histoire, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Petite Biblio Payot.

Derrida, Jacques, 2000, « “A Self-Unsealing Poetic Text”: Poetics and Politics of Witnessing », in Michael P. Clark (dir.), Revenge of the Aesthetic, Oakland, University of California Press.

Felman, Shoshana & Dori Laub, 1992, Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis and History, New York, Routledge.

Hudson, David, 2017, « Cannes 2017: Claude Lanzmann’s Napalm », The Daily, 23 mai 2017. https://www.criterion.com/current/posts/4587-the-daily-cannes-2017-claude-lanzmann-s-napalm

Katz, Corine, 2017, « Sur Napalm de Claude Lanzmann », Les Temps modernes, n° 696, 2017/5, p. 56-63.

Kenigsberg, Ben, 2017, « Cannes 2017: “How to Talk to Girls at Parties” and “Napalm” », RogerEbert.com, 23 mai 2017. https://www.rogerebert.com/festivals/cannes-2017-how-to-talk-to-girls-at-parties-and-napalm

Lanzmann, Claude, 2009, Le Lièvre de Patagonie : Mémoires, Paris, Gallimard, 2009.

Lussato, Céline, 2017 « Claude Lanzmann : “Napalm” est une critique très dure de la dictature nord-coréenne », 4 septembre 2017, L’Obs cinéma. https://www.nouvelobs.com/cinema/20170904.OBS4190/claude-lanzmann-napalm-est-une-critique-tres-dure-de-la-dictaturenord-coreenne.html

Neer, Robert M., 2013, Napalm: An American Biography, Cambridge, Harvard University Press.

1 Stuart Liebman, communication personnelle. Par ailleurs, Peter Bradshaw considére le film comme « une œuvre imparfaite et autocentrée, mais fascinante malgré tout » (The Guardian, 21 mai 2017), tandis que Ben Kenigsberg le décrit comme un « documentaire décevant » dans lequel « des souvenirs de désir sexuel » prennent la place « de ce qui aurait pu être une enquête sérieuse » (Kenigsberg). Pour sa part, Richard Porton, coéditeur de Cinéaste, le qualifie d’« effrontément narcissique » (voir Hudson).

2 Sur le concept de temps à l’arrêt, voir Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, thèses XVI et XVII.

3 Tout au long de l’article, les points de suspension qui ne se trouvent pas entre crochets indiquent des interruptions ou des pauses dans l’élocution tandis que les points de suspension entre crochets indiquent que c’est moi qui supprime un passage.

4 Se rappelant une photographie qui le hanta d’une jeune Chinoise sur le point d’être exécutée, Lanzmann décrit une « main qui, d’une pression irrésistible, courbe sa tête vers la terre, tout à la fois pour dégager le cou et la contraindre à mourir dans une posture de pénitente. » (Lanzmann, p. 22).

5 Pour une discussion détaillée de l’utilisation du napalm pendant la guerre de Corée (Neer, en particulier p. 91-104).

6 En citant Srebnik, Lanzmann suggère que Shoah aurait pu tirer ses propres origines de la rencontre avec Kim Kum-sun. En effet, la langue qu’il emploiera plus tard pour parler avec Srebnik na.t en quelque sorte de sa rencontre avec elle à propos de sa rencontre avec Srebnik en Israél, Lanzmann se rappelle : « Je lui ai imm.diatement annoncé que je revenais de Chelmno, j’avais pris soin de me munir de papier et de crayons, afin que nous puissions, lui et moi, dessiner chacun notre m.moire des lieux. Comme je l’avais fait vingt ans auparavant avec Kim Kum-sun, la Nord-Cor.enne, nous invent.mes, Srebnik et moi, un commun langage. » (Lanzmann, p. 455). Je remercie Jared Stark d’avoir attiré mon attention sur ce passage.

7 Une telle étrangeté constitue un aspect clé de l’innovante th.orie du témoignage développée par Shoshana Felman et Dori Laub (Felman & Laub, p. 204-283). Sur le caractère idiomatique et idiosyncratique de la langue du témoignage voir aussi Jacques Derrida (Clark, p. 180-207).

8 Il s’agit du bureau de Lanzmann dans son appartement parisien. Je remercie le producteur du film, François Margolin, d’avoir identifié le lieu pour moi.