Entretien — Quand la Pologne voulait chasser ses Juifs pour avoir des colonies

Paru le : 16.07.2021
Mots-clés :

Mégalomanies

nationales

 

Pensant faire de 2020 l’année de la gloire de la Russie victorieuse d’Hitler et libératrice de l’Europe en 1945, Vladimir Poutine, qui préparait une grande messe internationale pour mai 2020, a lancé, dès l’hiver 2019, une polémique contre la Pologne et d’autres pays. Selon lui, ceux-ci auraient cherché à pactiser avec Berlin et, de ce fait, auraient provoqué la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. « Ce sont eux, a-t-il déclaré le 20 décembre devant les dirigeants de la CEI médusés, qui, tout en poursuivant leurs ambitions mercenaires et exorbitantes, ont exposé leur peuple, le peuple polonais, aux attaques de la machine militaire allemande et, de plus, ont généralement contribué au début de la Seconde Guerre mondiale. » Bien avant l’extermination des années 1940, a-t-il ajouté, l’antisémitisme régnant en Pologne, a préparé la catastrophe. D’ailleurs, un ambassadeur polonais à Berlin, que Poutine qualifie dans ses philippiques de « bâtard », de « porc antisémite », se serait montré « totalement solidaire de Hitler dans son sentiment anti-juif et antisémite ». L’ambassadeur aurait promis au Führer de lui ériger une statue à Varsovie s’il parvenait à débarrasser l’Europe des Juifs.

Ces mensonges ou interprétations abusives ont sidéré les autorités polonaises au point qu’il leur a fallu plusieurs jours pour ajuster leur réponse. Le premier ministre Mateusz Morawiecki, a publié une déclaration émue, accusant Poutine d’avoir délibérément « menti sur la Pologne à de nombreuses reprises. […] Le peuple russe, a-t-il ajouté, mérite la vérité. » En fait, deux questions sont en cause.

D’abord, celle des responsabilités dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Les réactions internationales ont rappelé au maître du Kremlin quelques vérités historiques, à commencer par la signature du pacte Hitler-Staline d’août 1939. L’ambassadeur d’Allemagne en Pologne a immédiatement twitté : « La position du gouvernement fédéral est claire : le pacte germano-soviétique servait à préparer l’agression criminelle de l’Allemagne hitlérienne contre la Pologne. L’URSS a participé avec l’Allemagne à ce partage brutal de la Pologne » ; l’ambassadrice américaine a confirmé : « Hitler et Staline ont collaboré pour déclencher la Seconde Guerre mondiale. C’est un fait. La Pologne a été victime de ce conflit affreux ». Quant à l’ambassadeur d’Israël, il a rappelé les faits historiques à la télévision polonaise, et indiqué que les questions historiques devraient être laissées aux historiens. L’ambassadeur ukrainien, a dénoncé les tentatives de la Russie d’« effacer ses propres crimes et d’en attribuer la responsabilité aux victimes », etc., etc. Depuis longtemps les recherches historiques ont établi les faits, d’ailleurs reconnus officiellement par Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine. L’historien polonais Dariusz Stola, premier directeur du musée Polin à Varsovie, l’a clairement énoncé : « En 1939, la Pologne refusa l’offre de Hitler de s’unir contre l’Union soviétique, tandis que Staline accepta l’offre de Hitler de partager la Pologne. Hitler avait préparé l’Allemagne à la guerre depuis longtemps, mais il donna les ordres d’attaque lorsque son ministre des Affaires étrangères revint de Moscou avec le traité de non-agression Ribbentrop-Molotov du 23 août, avec son protocole secret définissant la partition de la Pologne et la division de toute l’Europe de l’Est entre la mer Baltique et la mer Noire dans les sphères d’influence allemande et soviétique. Pour sa résistance à l’Allemagne nazie, la Pologne a payé le prix le plus élevé, envahie par les deux armées les plus puissantes d’Europe. L’Union soviétique a gagné des territoires, annexant la moitié de la Pologne, trois États baltes et la Bessarabie roumaine. Le fait qu’elle ait subi d’horribles pertes plus tard, lorsque Hitler a rompu le traité et l’a attaqué en juin 1941, et qu’elle ait apporté la plus grande contribution à la victoire finale sur l’Allemagne nazie en 1945, ne change rien aux origines de la guerre. » (Forward, 23 Janvier, 2020)

La polémique initiée par Vladimir Poutine s’en prenait également à l’antisémitisme polonais, en sur-interprétant une réalité indéniable. Il est vrai qu’à la fin des années trente, l’antisémitisme connut une forte recrudescence en Pologne, mais « il est faux de dire que le gouvernement polonais a conspiré avec Hitler pour exterminer les Juifs, poursuit Stola. La Pologne a quelques pages sombres dans son histoire, mais pas celles inventées par la propagande russe. Il y a certainement eu une collaboration de certains Polonais dans les atrocités commises contre les Juifs. Mais on est loin de la campagne de désinformation russe alléguant la collusion du gouvernement polonais avec Hitler. Le gouvernement polonais a combattu les nazis du premier au dernier jour de la guerre, en Pologne et en exil. » En fait, l’affirmation de Poutine, en exacerbant la guerre des mémoires, visait à marquer de sa « vérité » l’organisation des deux commémorations prévues du 75e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz Birkenau par l’Armée rouge : celle à l’institut Yad Vashem en Israël, les 22 & 23 janvier, avec Poutine en invité principal et celle organisée le 27, sur les lieux mêmes, à Auschwitz par les autorités polonaises.

Semaine de propagande de la Ligue maritime et coloniale, années 1930. « Nous exigeons des colonies d’outremer pour la Pologne. »
© Czesław Datka, Archives numériques nationales

Suite à ces déclarations le président polonais, Andrzej Duda, a annoncé qu’il ne participerait pas aux cérémonies en Israël : « Ou bien la Pologne pourra prendre la parole, ou bien le président de la République ne doit pas participer à cet événement », a-t-il déclaré. Il a souligné qu’« il est inacceptable que le président du pays le plus durement frappé par la Shoah ne prenne pas la parole, cela nuit à l’intérêt de la Pologne et de tous les Polonais qui ont sauvé la vie des Juifs lors de la guerre, et à la vérité historique ». Duda ajoutait que les organisateurs des cérémonies avaient été plusieurs fois informés que la Pologne, tout comme la Russie, le Royaume-Uni ou la France, souhaitait prendre la parole lors des commémorations.

La polémique n’a cessé de rebondir jusqu’à le tenue des cérémonies, pendant lesquelles, finalement, ni Poutine ni Duda ne s’attaquèrent directement. À Yad Vashem, le président russe ne dit rien sur le Pologne et à Auschwitz ; le Polonais se limita à un aparté avec son homologue israélien. De fait, la controverse a fait long feu. Elle n’a occupé les médias que le temps de la préparation d’un anniversaire tandis que le grand rassemblement de mai, prévu à Moscou par Poutine, a été reporté pour cause de pandémie. Et chacun est resté sur ses positions.

Ces incidents politico diplomatiques ont permis d’ouvrir des questions nouvelles, en Pologne même. Si personne ne prétend que les autorités d’avant-guerre envisageaient d’exterminer les Juifs, des travaux historiques récents ont rappelé (ou appris) aux Polonais comment elles avaient cherché à « résoudre la question juive ». Car la Pologne des années trente, tout comme la plupart des pays européens et les États-Unis, considérait qu’il y avait un « problème juif ». Avec, chacun, sa « solution ». Avant 1939, les Allemands et les Autrichiens les persécutaient et les expulsaient, les transformant en réfugiés sans visa ; les autres pays ne voulaient pas les accueillir ou bien, comme les Polonais encourageaient leur émigration.

Pas seulement en Palestine, explique, à Varsovie, l’historienne de l’Institut historique juif « Emanuel Ringelblum », Zofia Trębacz. Elle montre comment le gouvernement polonais a inventé d’autres destinations en tentant de combiner des mesures d’encouragement au départ des Juifs (au moins 100 000 par an espérait-il) avec une vieille mégalomanie nationale, en vogue à l’époque, celle d’obtenir des colonies. Le fantasme colonial captivait une partie de la population qui considérait qu’un grand pays devait avoir un empire. Des démarches furent entreprises par les autorités, des manifestations populaires ont crié dans les rues leur désir d’empire agrémenté de slogans antisémites.

Tout cela n’aboutit à rien, comme l’explique Zofia Trębacz dans l’entretien ci-dessous. C’est significatif du climat de l’époque. La Pologne fut occupée et la grande majorité des Juifs assassinés. ❚

 

 

Entretien avec Dr. Zofia Trębacz, par Magdalena Wójcik, paru dans la revue juive Chidusz, numéro 2, Wroclaw, 2019. www.chidusz.com. Traduit du polonais par Jean-Yves Potel.

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Dr. Zofia Trębacz est historienne et professeure adjointe à l’Institut historique juif Emanuel Ringelblum. Elle collabore à l’Encyclopédie du ghetto de Varsovie. Elle est l’auteure de Nie tylko Palestyna. Polskie plany emigracyjne wobec Żydów 1935-1939 [Pas seulement la Palestine. Les projets polonais d’émigration des Juifs], 386 p., éditions du ZIH, Varsovie, 2018, et de nombreux articles sur l’antisémitisme en Pologne avant la guerre. Elle a été membre de l’équipe qui a édité les Archives clandestines du ghetto de Varsovie. Elle a auparavant coopéré au Centre d’études juives de l’université de Lodz et au musée de l’histoire des Juifs polonais « Polin » à Varsovie.

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Magdalena Wójcik : Avant la guerre, le gouvernement polonais a envisagé de déplacer, hors du pays, la population juive polonaise. Pourquoi ?

Dr. Zofia Trębacz : Dans les années trente, on parlait de plus en plus couramment de la nécessité de résoudre la « question juive », mais, jusqu’en 1935, le sujet n’est jamais entré dans le programme des autorités. C’est après la mort de Józef Piłsudski que la situation a très nettement évolué. Les successeurs du Maréchal n’avaient plus la même autorité et, sur ce thème, ils ont commencé à s’aligner sur les exigences de la Démocratie nationale (Endécja1) dont l’influence grandissait rapidement. Les arguments antisémites ont alors envahi le discours politique, au profit de certains groupes qui en retiraient davantage de soutien de la société.

Pourquoi les slogans antisémites étaient-ils si populaires ?

Z.T. : En 1935 et 1936, les effets de la crise économique sont encore très douloureux pour la population : il fallait un ennemi intérieur, un bouc émissaire, contre lequel rejeter la faute. Dans le passé, les campagnes de l’Endecja pour le boycott des boutiques juives avaient eu un impact majeur. À l’université, dès les années 1920 un numerus clausus avait été imposé, devenu dans les années trente numerus nullus, ou « ghetto des bancs ». On constate donc une nette radicalisation des revendications anti-juives, et un contexte général d’intensification des violences. Les pogroms se sont multipliés en 1935-1937 – outre le plus célèbre, celui de Przytyk, il faut citer ceux de Bielsko-Biała, Czestochowa, Minsk-Mazowiecki, Brest-Litovsk et d’autres villes plus petites2. Une vague de persécutions anti-juives a gagné l’ensemble du pays. Dès lors, l’idée de déplacer la population juive est apparue comme une solution pour améliorer la situation économique, pour réduire le chômage et ce qu’on appelait le « surplus de population », et apaiser les conflits nationaux. L’émigration des Juifs était présentée comme une sorte de « remède ».

Quand cette question a-t-elle été soulevée pour la première fois ?

Z.T. : Dès 1933, le ministère des Affaires étrangères s’est interrogé sur la destination de l’émigration des minorités nationales et sur les mesures à prendre pour inciter les gens à partir. En 1935, on observe une intensification de ces activités. L’argument officiel peut se résumer ainsi : face au chômage qui se concentre dans les campagnes, et du fait que les Juifs sont traditionnellement des commerçants et artisans dans les villes, il faut élaborer un plan de déplacement des paysans sans emploi vers les villes, et de réduction du nombre de Juifs qui doivent libérer les places. Aussi les communiqués du ministère des Affaires étrangères mentionnent-ils, dès l’été 1936, la nécessité de faire monter l’émigration juive à cent mille personnes par an.

Pour aller où ?

Z.T. : En premier lieu, aux États-Unis, en Amérique du Sud et centrale ou, bien sûr, en Palestine. Mais dans les années trente, l’émigration vers la Palestine diminuait du fait des restrictions imposées par le Royaume-Uni, tandis que les États-Unis avaient, bien plus tôt, imposé des quotas. En outre, de plus en plus de pays d’Amérique latine fermaient leurs frontières – en partie à cause du nationalisme croissant qui y régnait et, comme on l’a fait valoir, de la volonté de défendre la population locale contre les influences extérieures, à quoi s’ajoutaient des sentiments antisémites qui grandissaient dans le monde entier. En conséquence, l’émigration juive de Pologne marquait le pas, alors que le gouvernement cherchait une solution complètement inverse.

Au début, l’accent a été mis sur un soutien officiel au départ vers la Palestine, tout en aidant officieusement des actions illégales de contournement des quotas imposés par le Royaume-Uni. D’où une assistance discrète aux organisations impliquées dans ce type d’activités migratoires. Au ministère des Affaires étrangères, il y a même eu des études qui tentaient d’en rationaliser la nécessité. L’une d’elles concernait la Palestine. L’auteur écrivait qu’il n’y avait aucun espoir de compter sur la fin du conflit judéo-arabe et qu’il fallait mieux chercher d’autres territoires, d’autres directions pour la réinstallation des Juifs polonais.

Au même moment, l’Europe était  à nouveau agitée par des débats sur une nouvelle division coloniale ?

Z.T. : Oui. Des tendances révisionnistes particulièrement fortes s’affirmaient en Allemagne qui avait perdu ses anciennes colonies et qui exigeait leur restitution. Pensant qu’une nouvelle division se préparait, le gouvernement polonais pensa qu’il pouvait tenter sa chance et qu’il fallait essayer d’obtenir quelque chose pour la Pologne.

Cela se voit très clairement dans la presse. Elle publie de nombreux articles plaidant en faveur de colonies polonaises, en insistant sur le fait que la Pologne en a besoin pour en exploiter les matières premières et se faire une place sur ce marché. C’est une question de prestige : nous devenons un État fort qui a vocation de jouer un grand rôle sur la scène internationale, nous devons donc avoir des colonies. Notez qu’il s’agissait aussi d’une initiative venant en grande partie d’en bas. En 1930, une organisation sociale, la Ligue maritime et fluviale (Liga Morska i Rzeczna), a changé de nom pour devenir la Ligue maritime et coloniale (Ligę Morską i Kolonialną). C’était, à l’époque, une des plus grandes organisations de la société civile. En 1939, elle comptait près d’un million de membres, et son mensuel Morze (La Mer), atteignait un tirage de deux cent mille exemplaires. Elle organisait, par exemple, des « Journées coloniales » qui attiraient les foules. Le sujet suscitait un vif intérêt du public.

Et que disait-on des populations qui habitaient ces colonies potentielles ?

Z.T. : La situation de la population locale était totalement ignorée : on parlait même de « territoires abandonnés » comme s’ils étaient inhabités. Parmi les critères de choix des futures colonies, on retenait une bonne localisation, l’abondance de matières premières et le climat. Ce qui en dit long sur les élites de l’époque, particulièrement sur l’état d’esprit des Polonais vis-à-vis de la colonisation. En termes de préjudice, ils exprimaient un sentiment d’injustice, la Pologne n’avait pas les colonies qu’elle méritait !

À la fin des années 1920 et 1930, des missions spéciales ont été envoyées, par exemple au Pérou, pour connaître la situation du pays. L’accueil s’est généralement avéré difficile. D’une part, il fallait promettre des capitaux que la partie polonaise ne pouvait pas fournir ; d’autre part, les conditions de vie y seraient pénibles, sans oublier les conflits probables avec les habitants. C’était une approche typique d’Européens qui considéraient les communautés locales avec supériorité, les réduisant tout au plus à une main-d’œuvre potentielle.

Existait-il de réelles chances d’obtenir une colonie polonaise ?

Z.T. : Pas vraiment. La politique polonaise de colonisation dans l’entre-deux-guerres, fut un échec total. Aucune discussion n’a abouti à la promesse d’une quelconque colonie pour la Pologne. C’est resté un fantasme fortement encouragé par la presse. Les journaux exprimaient la conviction que c’était absolument possible, alors que rien de tel n’émergeait des communiqués officiels. Il aurait fallu obtenir l’accord des États coloniaux. Or le partage des colonies avait déjà eu lieu après la Première Guerre mondiale, et aucun pays n’avait l’intention de renoncer à un quelconque territoire d’outre-mer. Si l’on autorisait l’accueil de Polonais, c’était uniquement pour l’entrée (d’un nombre de personnes précisément défini), pas pour la colonisation.

Les Allemands non plus, n’ont rien obtenu. Leurs colonies d’avant-guerre avaient été distribuées entre États de l’Entente et ils n’en ont récupéré aucune. Il fallait faire preuve d’une grande habileté pour combiner ces ambitions coloniales avec le programme d’émigration juive préparé par la Deuxième République polonaise. Au début, on parlait des colonies comme ressources de matières premières. Un peu plus tard, elles sont devenues principalement des lieux destinés aux prétendus « citoyens superflus », c’est-à-dire principalement aux Juifs.

Journée maritime coloniale organisée par la Ligue maritime et coloniale, Cracovie 1938. Sur la banderole : « L’Afrique source inépuisable de matières premières » © Archives numériques nationales

Le projet antisémite se cachait donc derrière des solutions à des difficultés économiques ?

Z.T. : Oui, sociales et nationales aussi. Les termes « excédent » ou « population superflue », sont caractéristiques de ces années et on les trouve dans les documents officiels, même si, pour le gouvernement, il ne s’agissait pas d’un projet antisémite. Au contraire. Il essayait de le justifier de manière rationnelle. Il affirmait que grâce à l’émigration juive, il pourrait améliorer efficacement une situation économique et sociale difficile en Pologne. Viktor Drymmer, le directeur du département consulaire au ministère des Affaires étrangères, celui qui mit en œuvre cette politique, raconte dans ses mémoires (parues après la guerre), que les autorités voulaient vraiment aider les Juifs. Il entendait les « protéger » de l’antisémitisme et des attaques des médias nationalistes. Il n’a jamais été question de jeter les Juifs hors de Pologne.

Et d’où est venue l’idée d’émigrer à Madagascar ?

Z.T. : Elle a été mentionnée pour la première fois en 1926. On y voyait une colonie ou un lieu de peuplement potentiel pour les Polonais. En fait, la Seconde République de Pologne n’était pas la seule à s’intéresser à l’île – le Japon, qui y envoyait également des missions, a vite compris que les conditions y étaient défavorables et l’idée a été abandonnée.

Lorsqu’en 1936, la Pologne a sérieusement envisagé l’émigration des Juifs, il a fallu trouver une coopération internationale. Le Royaume-Uni ayant fermé ses territoires d’outre-mer, la France a été approchée en tant que deuxième puissance coloniale et alliée de la Pologne. Des pourparlers franco-polonais ont été engagés, et diverses colonies prises en compte (Guyane française, Nouvelle-Calédonie, Nouvelles- Hébrides). Madagascar a été le dernier recours.

Jusqu’où sont allées ces discussions ?

Z.T. : Au bout de quelques mois, la France a accepté l’envoi d’une commission d’enquête polonaise sur l’île. Elle part en mai 1937 et a pour but d’examiner la possibilité d’acquérir Madagascar comme zone propice à l’implantation juive – les conditions de travail et la qualité du climat sont examinés. La commission comprenait trois personnes : Mieczysław Lepecki (un voyageur connu, ancien adjudant de Józef Piłsudski), chef de la commission, représentant du gouvernement polonais ; Leon Alter (directeur de la société d’émigration juive JEAS) et Salomon Dyk (ancien artisan de la colonisation allemande, agronome de Tel-Aviv). Selon Lepecki, ses deux collègues juifs ont été choisis pour leur expertise, leur expérience en matière d’émigration et de colonisation, et leur bonne réputation. Il précise que ni Alter ni Dyk ne représentaient des organisations juives, ils étaient là à titre personnel, ce qui provoqua un malentendu avec la partie française qui les considérait comme des représentants officiels de la minorité juive.

La France n’a-t-elle pas résisté au caractère antisémite des plans de réinstallation ?

Z.T. : Dès le début, la communication polonaise est ambiguë. Alors qu’en Pologne, on parle d’émigration juive, en France, tous les avis officiels ne concernent que l’émigration de Polonais, sans qu’il soit décidé au préalable s’il s’agit uniquement de Juifs. La partie française, en revanche, a constamment souligné au cours des pourparlers qu’il ne peut être question d’un grand nombre de colons, que l’émigration ne peut avoir un caractère de masse. Il a également été souligné que l’ensemble de l’action nécessite le soutien des organisations juives. Mais les autorités polonaises ne semblaient pas l’avoir remarqué.

Quelles furent les conclusions officielles de la commission ?

Z.T. : Ses membres sont restés à Madagascar pendant environ treize semaines. À leur retour, chaque participant a remis son texte. Celui de Lepecki a suscité le plus d’enthousiasme : il prédisait qu’entre cinq et sept mille familles pourraient s’y installer chaque année – qu’il n’y avait aucun risque de maladie, que les conditions de travail y étaient correctes. Les membres juifs du comité étaient beaucoup plus circonspects. L’un a estimé que seules cinq cents familles pourraient s’y rendre chaque année, tandis que l’autre avançait un nombre encore plus restreint. Tous deux ont également souligné les risques de maladies pour « l’homme blanc » (sic). Ils disaient que les conditions étaient difficilement vivables à cause d’un climat défavorable et très fatigant. Ils remarquaient également que la zone d’installation prévue à Madagascar était relativement petite. Un argument fort qui fut négligé.

La France a-t-elle reçu ces rapports ?

Z.T. : Oui, elle a même dû insister. C’est après leur réception que l’intérêt français pour le projet s’est nettement affaibli, de sorte que le sujet a été mis en veilleuse en Pologne. En outre, certaines voix de l’opinion internationale avaient été négligées. La diaspora américaine, par exemple, est intervenue, notant la nature discriminatoire de ces plans. Des voix similaires se sont également fait entendre en Palestine. En outre, à l’étranger, l’attention était de plus en plus accaparée par le problème plus urgent des réfugiés juifs d’Allemagne, puis d’Autriche. Dans ce concert mondial, la question des Juifs polonais devenait floue.

Le gouvernement renonça-t-il à leur expulsion ?

Z.T. : Pas du tout. Dès 1938, un envoyé spécial se rendit à Madagascar et en 1939, les pourparlers se poursuivaient toujours, des documents étaient en cours de préparation. Il n’était peut-être pas question directement des Juifs, mais il y avait toujours des possibilités de départ et d’installation, et l’humeur du peuple malgache était également vérifiée. Des documents officiels du ministère des Affaires étrangères concernant Madagascar paraissaient encore l’été 1939, alors que l’on croyait généralement que la guerre allait éclater d’un moment à l’autre. Cela montre la détermination du côté polonais.

Le gouvernement de l’époque voulait donc vraiment renvoyer les Juifs. Ce n’était pas un simple jeu politique.

Z.T. : Oui, il s’agissait certainement d’une solution à la « question juive » envisagée par le gouvernement polonais. Il espérait que la France ne contrôlerait pas de si près le nombre de colons finalement envoyés à Madagascar, un pays si lointain… Si personne ne croyait vraiment que l’île africaine deviendrait une colonie polonaise, on croyait possible d’y envoyer quelques « citoyens superflus ». C’était le plan le plus ambitieux, le plus réaliste. Personne d’autre n’a mis autant d’efforts, de ressources et de discussions au plus haut niveau du gouvernement – les premiers ministres et les ministres des Affaires étrangères de Pologne et de France en ont parlé directement. Le ministre français des Colonies, Marius Moutet, était également impliqué. Pour les politiciens polonais, ce projet ne se limitait pas à une propagande bavarde, il leur semblait aussi réel que possible. Le ministre français des Affaires étrangères, Yvon Delbos, s’est même rendu à Varsovie en décembre 1937, quelques mois après le retour de la commission de Madagascar, et lors d’entretiens avec Józef Beck, le ministre polonais des Affaires étrangères, il a également abordé le sujet.

Et que pensaient les milieux juifs du projet Madagascar ?

Z.T. : Les opinions étaient très diverses ; contrairement à ce qu’on dit la minorité juive de Pologne n’avait rien d’un monolithe. Les milieux sionistes ont parfois été attirés par cette proposition, voyant en Madagascar une escale sur la route de la Palestine. D’où des discussions qui ne devaient pas remettre en cause leur projet d’émigration. Ils craignaient qu’en s’opposant à Madagascar, ils fourniraient à la Pologne un prétexte de ne plus soutenir les départs vers la Palestine.

L’attitude de la France a également été évaluée différemment. Certains les traitaient comme une aide aux Juifs polonais, poussés hors du pays et persécutés. D’autres, en revanche, ont fait remarquer que si l’on jouait le jeu de l’émigration, cela encouragerait les attaques antisémites pour contraindre les Juifs à partir plus rapidement. D’autres encore, ont déclaré que, puisque la Pologne était si mal en point et que la situation était de plus en plus grave, il fallait en profiter pour partir, échapper aux persécutions et à la situation économique désastreuse.

Le gouvernement polonais était très désireux d’utiliser chaque vote de soutien ou d’acceptation des plans d’émigration par les représentants de la communauté juive. Chaque déclaration ou affirmation dans ce sens (indépendamment de ses connotations ou de son contexte) était immédiatement présentée comme une preuve : « Voyez, les Juifs eux-mêmes soutiennent le plan de déportation. Il n’est pas du tout vrai que les Polonais veulent expulser les Juifs, ils ne font que les aider. »

En fait, un comité gouvernemental juif pour la colonisation a été constitué, ce qui, par son nom même, laissai entendre qu’il s’agissait d’une initiative juive, alors qu’il s’agissait d’un projet du ministère des Affaires étrangères. Il était censé s’occuper principalement des réfugiés d’Allemagne qui comptaient parmi eux dix-sept mille Juifs polonais. Environ neuf mille, devenus apatrides, se sont retrouvés dans un camp de réfugiés à Zbąszyń. Ils y restèrent longtemps, les derniers quittèrent le camp probablement en août 1939 – ils furent envoyés soit en Pologne, soit plus loin, jusqu’en Australie. C’était le cas des célibataires. Notez à ce propos, que le département consulaire de Drymmer était à l’origine de la loi qui privait de leur citoyenneté polonaise des personnes résidant à l’étranger.

Manifestations de Juifs contre l’interdiction de voyager en Palestine, Varsovie 1930.
© Archives numériques nationales

Comment l’opinion publique polonaise a-t-elle réagi aux projets d’émigration des Juifs ?

Z.T. : Bien. Aucun groupe significatif ne s’y est opposé. Il a tout au plus été souligné que ces projets étaient irréalistes, vues l’absence de soutien international et les difficultés logistiques – on ne parlait absolument pas de discrimination ou d’antisémitisme. Des solutions aux difficultés techniques ont été recherchées, par exemple, faire en sorte que les Juifs (de préférence américains) supportent tous les coûts liés au plan. Ou que ceux qui partent, abandonnent leurs biens en Pologne, puisqu’ils sont polonais.

Diverses méthodes étaient suggérées pour pousser les Juifs à partir : par exemple, le boycott économique et social, l’appel à la privation de droits, le recours à la violence. Et en général, la conviction qu’ils devaient partir était largement répandue. Aucune formation politique significative ne s’y est opposée fermement. Les cercles ecclésiastiques catholiques étaient également au courant des projets d’émigration des Juifs. Ce qui traduit pour le pouvoir, un réel succès d’opinion, et surtout la force de la propagande de la Démocratie nationale. Les quelques voix critiques de l’intelligentsia polonaise, publiées par exemple dans Wiadomości Literackie, sont demeurées isolées. ❚

1 Principal parti d’opposition, nationaliste et antisémite fondé par Roman Dmowski.

2 Le nombre de victimes de ces pogroms est difficile à déterminer. Selon des recherches récentes, ils ont fait 14 morts, et le nombre de blessés s’éléverait à 2000. Cf. Jolanta Żyndul, « Cele akcji antyżydowskiej w Polsce w latach 1935–1937 », Biuletyn Żydowskiego Instytutu Historycznego, n°1 (1992).