Rachel Ertel à l’œuvre

Marie-Laure LepetitI.G. Lettres-cinéma
Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 10.06.2022
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Entretien avec Rachel Ertel mené par Marie-Laure Lepetit et Philippe Mesnard le 7 juin 2021 à Paris

Le travail de Rachel Ertel pour transmettre la littérature et la culture yiddish modernes est considérable et de plus en plus commenté. Elle a reçu pour l’ensemble de son œuvre, désormais connue et reconnue, le prix de l’Académie française en 2020. Après la série d’émissions, menée par Stéphane Bou et rediffusée sur France Culture en 2019, ainsi que l’ouvrage qui s’en est nourri, Mémoire du yiddish, publié chez Albin Michel, nous nous sommes saisis de son dernier opus, heures rapiécées – poèmes en vers et en prose d’Avrom Sutzkever publié aux éditions de l’Éclat1, pour revisiter la vie et l’œuvre de la traductrice.

Marie-Laure Lepetit : Il vous est arrivé de dire que cet ouvrage était « comme une traversée de votre vie ». Pourriez-vous revenir sur ce sentiment et nous l’expliquer ?

Rachel Ertel : C’est effectivement une traversée de vie parce que j’ai commencé à traduire à l’âge de 18-20 ans. Maintenant j’en ai 81, donc c’est l’aboutissement de toute une vie. J’ai traduit les poèmes comme ils me venaient. Et j’ai commencé par sibérie. Ce n’est pas innocent, parce que j’ai passé les premières années de ma vie en Sibérie et j’ai une amnésie complète sur ces années-là. Donc la lecture de sibérie m’a beaucoup inspirée et questionnée. Par ailleurs c’est quand même un des cycles premiers de Sutzkever. Lui, en revanche, avait soit des souvenirs réels soit des images de ce lieu vraiment très belles : la blancheur, la mort du paysage, du fleuve, puis le retour à la vie au moment du dégel. Cette blancheur l’a vraiment marqué. Elle est extrêmement ambivalente parce que liée à la fois à la beauté du paysage et à la mort de son père.

Par la suite, j’ai continué, mais pas chronologiquement. Par plaisir, par désir, au hasard et au fur et à mesure que les recueils arrivaient – puisque mes parents recevaient les recueils, puis, quand je me suis liée d’amitié avec Sutzkever, il m’envoyait personnellement ses recueils. Je prenais ce qui m’inspirait et me plongeais dans la traduction, la traduction étant pour moi un substitut de l’écriture. Ça l’est toujours. La représentation par Sutzkever, par exemple dans « la hutte », de la neige, de son père, m’a profondément bouleversée car, moi, je n’ai pas de souvenirs de cette période. C’était vraiment très inspirant pour moi.

M.-L. L : Est-ce que ce travail de traduction a fait réémerger ces souvenirs ou sont-ils quelque part enfouis en vous

R.E. : Ils sont enfouis en moi. Les seuls souvenirs que j’ai de Sibérie ce sont les poèmes de Sutzkever et ce que ma mère m’a raconté de notre séjour là-bas. Je ne peux pas dire que j’ai des images personnelles : j’ai des images transmises. Si Sutzkever a été le premier poète que j’ai traduit, j’en ai d’autres : Halpern, par exemple, mais il est très difficile – je n’ai jamais pu le publier car ses poèmes ont des formes extrêmement contraignantes que je ne pouvais pas reproduire, et puis Leivick. Ces poètes-là ont représenté une continuité.

M.-L. L : Vous avez dirigé une précédente anthologie de Sutzkever, intitulée Où gîtent les étoiles. À quel moment de votre vie était-ce ?

R.E. : C’est à un moment où j’enseignais. J’avais un séminaire de yiddish et je travaillais Sutzkever avec mes étudiants et, en particulier, nous traduisions ses poèmes en prose. Mais les étudiants n’avaient pas encore un yiddish très sûr qui aurait pu leur être utile pour la poésie. On a beaucoup travaillé ensemble, puis j’ai repris les traductions pour les mettre en forme. Il y avait bien sûr la participation, importante, de Charles Dobzynski, qui, formidable traducteur, de poésie notamment, était poète lui-même. Entre temps j’ai continué de traduire, mais je traduisais pour le plaisir car jamais je n’ai imaginé que ce que je traduisais – surtout quand c’était de la poésie – serait publié. C’était vraiment pour le tiroir. Et pour mon plaisir à moi. Pour la beauté de la poésie et la beauté du geste de traduction.

M.-L. L : Dans cette nouvelle anthologie, heures rapiécées, avez-vous ressorti des traductions du tiroir

R.E. : Ah oui, bien sûr. C’est pour cela que c’est la traversée de ma vie. J’ai ressorti des traductions que j’avais faites pour le tiroir et je les ai évidemment retravaillées et réorganisées. Les traductions n’étaient pas organisées, elles étaient le fruit de l’inspiration du moment. Quand Michel Valensi et Patricia Farazzi sont venus me voir pour me proposer de les publier, je me suis posé la question : « Comment organiser cette publication ? ». Et, dans la mesure où ils m’ont donné carte blanche, je me suis dit effectivement que je voudrais parcourir le trajet qu’avait fait Sutzkever dans sa vie et dans sa poésie. À ce moment-là, j’ai placé les poèmes en fonction de la date de publication des recueils et j’ai pris un certain nombre de poèmes dans chaque recueil pour donner une traversée de la vie de Sutzkever et de sa poésie qui, bien sûr, au cours du temps a beaucoup évolué.

Les premiers recueils sont une chronologie – enfin, tout est marqué par l’Histoire, toute son écriture, mais la chronologie est différente après la Shoah par rapport à ce qu’elle était avant parce que les poèmes écrits dans le ghetto, chez les partisans et tout de suite après sont contemporains des événements qu’il vit. Dans le recueil « la forteresse », il y a une absence de chronologie : on peut passer de 1944 dans les forêts à 1943 dans le ghetto. C’est ainsi que Sutzkever a placé ces poèmes et moi j’ai repris ces choix. Dans les autres recueils, il y a une chronologie qui est celle de son inspiration, elle n’est pas nécessairement liée à tel ou tel événement. Et c’est évidemment une question que je vous remercie d’avoir posé car c’est une faille dans mon introduction que de ne pas avoir parlé de la question du lexique, de la syntaxe, des images – cela me semblait évident et c’est justement pourquoi il faut le questionner. En effet, il y a un changement profond de lexique : on passe d’un lexique lié à la nature de l’Europe de l’Est à un lexique lié aux événements, celui de la violence de l’Histoire qu’il faut exprimer et aussi un lexique de la nostalgie, une nostalgie qui est à la fois rétrospective et prospective. Rétrospective, c’est-à-dire tournée vers le passé, vers son passé, vers la Sibérie. Les premiers recueils, chants sylvestres ou blonde aurore, sont inspirés d’une approche, je dirais, romantique. Il était très influencé à l’époque par la poésie romantique polonaise. De même pour la syntaxe : elle est beaucoup plus simple que celle qu’il emploiera dans ses poèmes postérieurs. C’est la même chose pour les images qu’il utilise. Les images sont inspirées par la nature, la forêt, l’herbe. Après la Shoah, les images sont liées beaucoup au paysage israélien et l’on passe de la forêt, de son opulence, de sa vitalité à des images inspirées par le rocher, le désert, le soleil, la lumière, les aigles etc. Il y a donc un changement à la fois lexical, imaginaire et syntaxique. On va de plus en plus vers des poèmes plus courts, plus personnels bien que traversés d’un bout à l’autre par l’expérience de la Shoah.

Et, quand il s’adresse à Dieu, au créateur, à ce que je considère comme une figure littéraire, une figure qui est la seule à la hauteur des événements, il parle alors du Décalogue qui a été imposé au peuple juif, et de la montagne du Sinaï qui est accompagnée d’une autre montagne, la montagne des morts, qu’il a vue pendant la Shoah et, en particulier, celle des enfants – c’est le mont parallèle au mont Sinaï, plus sacré que lui.

Philippe Mesnard : Le paradoxe est que la luxuriance des forêts polonaises est aussi le lieu du massacre. C’est aussi une espèce de figure paradoxale, alors que l’aridité d’Israël, c’est l’après.

R.E. : Effectivement. C’est paradoxal et puis c’est en quelque sorte le temps de l’innocence, les forêts et la verdure, c’est le temps du romantisme. Pendant la Shoah et après, tout cela va basculer dans une autre écriture.

Ph. M. : Perd-il sa filiation avec la poésie romantique polonaise ?

R.E. : Il y revient de temps en temps, notamment dans un poème qui est « sur l’herbe ». Quant aux premiers poèmes, ils sont visiblement inspirés par le paysage et par la luxuriance de la nature, qui est tout le contraire de ce qu’il a pu voir pendant sa vie en Israël où il est absorbé par la sécheresse et la luminosité, par le soleil – encore que le soleil soit toujours présent y compris dans les premiers poèmes de Pologne.

Ph. M.: Vous avez parlé de « nostalgie prospective », vous pourriez y revenir ?

R.E. : Oui, c’est son attente, c’est ce qu’on attend, ce qu’on souhaite et qui n’est pas là et qu’on cherche à susciter. Et il y a cette vision du judaïsme comme aspirant au temps messianique et donc à un millenium qui évidemment ne se produit jamais et auquel on aspire. C’est ça, pour moi, la « nostalgie prospective».

Ph. M. : N’est-ce pas là, finalement, un remède ou une bouée de sauvetage à la mélancolie ?

R.E. : Oui, mais la nostalgie comporte la mélancolie. En quelque sorte, la nostalgie dit le manque, l’absence. Donc effectivement ça comporte beaucoup de mélancolie. C’est d’ailleurs vrai pour Sutzkever, mais c’est vrai aussi pour énormément de poètes yiddish. Le mot en yiddish est benkshaft. Cela revient de manière presque obsessionnelle chez Sutzkever et chez d’autres poètes yiddish. La nostalgie est une constante de la poésie yiddish.

M.-L. L : Dans cette réflexion autour de l’avant et de l’après Shoah, il y a une dimension qui me paraît très forte dans la poésie de Sutzkever, c’est l’expression du désir d’embrasser le monde, la totalité du monde – ce qui est et ce qui n’est pas, ce que l’on connaît et ce que l’on ne connaît pas, ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. Pourriez-vous nous parler de cette caractéristique ?

R.E. : C’est tout à fait exact, surtout dans les premiers poèmes. Mais même après la Shoah, il y a une volonté de fusion avec le monde. Il y a un rapport presque érotique à la nature et au monde. Véritablement dans les premiers recueils, nous avons cette volonté de fusion avec l’univers, pas seulement avec la nature mais avec l’univers dans sa totalité. On pourrait citer des poèmes, par exemple, « dans la besace du vent », où il y a

un chemin

un champ

une prairie frémissante.

les pas mystérieux

des nuages affamés.

il y a aussi un violon vivant.

que reste-t-il à faire en cette heure,

ô monde mien aux mille couleurs ?

sinon

rassembler dans la besace du vent

la beauté rouge

et l’apporter à la maison pour le festin.

il y a aussi la solitude immense comme une montagne2.

Là on a véritablement le sentiment de volonté de fusion. Et c’est vrai pour son rapport au cosmos, avec les étoiles, la voie lactée, les différentes images liées au cosmos. Il y a une sorte de fusion, oui, quasiment érotique, avec le monde.

 M.-L. L: Avez-vous le sentiment que dans les recueils après le ghetto, on n’a plus cette fusion avec le monde, qu’elle disparaît ou qu’elle évolue?

R.E. : Elle évolue. Vers plus d’abstraction, plus de compression dans la syntaxe, qui rend la lecture plus complexe. Les poèmes sont beaucoup moins évidents. Il y a une sorte de poésie plus hermétique. Vous avez raison parce que vous avez remarqué qu’il y a un basculement avec « à l’invincible », dans le recueil chants sylvestres. Ce basculement est évidemment lié à l’histoire, le poème ayant été écrit en 1938. Et la guerre fait irruption déjà avec la Nuit de Cristal en novembre 38, les lois discriminatoires, les lois d’exclusion. « à l’invincible », c’est une riposte à ce moment de l’Histoire.

M.-L. L : Dans le recueil que vous nous donnez à lire c’est la première riposte.

R.E. : C’est la première réponse, effectivement. Et évidemment il y a des visions sombres. Il y a aussi des prémonitions. Dans la langue de personne, j’ai tout un chapitre sur la poésie prémonitoire, qui évidemment ne prévoit pas ce que sera la Shoah, mais les visions de Sutzkever et des autres poètes, à partir de 33, commencent à être très sombres, presque dans la folie, oui, presque dans la folie. La Pologne est envahie le 1er septembre 1939, mais les signes de cette guerre, sans qu’on puisse parler de prémonition de faits précis, sont présents : il y a la vision de la folie, de la violence, qui est déjà liée à des événements qui ont précédé l’invasion de la Pologne.

M.-L. L : Si on revient sur « à l’invincible!», mais aussi à tous les poèmes du ghetto, tous les poèmes de « la forteresse », qui expriment d’une part des visions – quand on est en 38 –, d’autre part des réalités violentes qu’il est en train de vivre, on a toujours parallèlement des vers, souvent en fin de poème d’ailleurs, qui disent l’espoir, qui disent l’espérance, l’ouverture sur un lendemain, même en plein cœur  du ghetto, même en plein cœur des forêts où il résiste. Est-ce que l’on pourrait dire que Sutzkever est malgré tout un poète de l’espérance ou est-ce autre chose de plus complexe, de plus subtil ?

R.E. : Je pense que c’est plus complexe que cela. Sutzkever a une foi absolue dans son écriture, on pourrait dire de sa survie. Il écrit dans un de ses poèmes que tant qu’il écrira de la poésie, la balle ne le touchera pas. Puis il raconte, en introduction de l’un de ses recueils – je ne me souviens plus lequel –, que lorsqu’il a quitté le ghetto par les égouts, comme d’autres, il a dû, pour rejoindre les partisans, traverser un champ de mines. À ce moment-là, il se récite des vers et il dit que le rythme des vers l’a empêché de marcher sur les mines et l’a préservé de la mort. Donc cette espérance tient à son écriture et à la notion de persistance, à la persévérance du peuple juif. Par exemple, dans « enfant de demain », il a de l’espoir, même s’il ne peut pas ne pas envisager sa mort ; il écrit comme post mortem et il incite les enfants, les générations suivantes à se plonger dans l’histoire de l’anéantissement. L’espoir, c’est celui qu’avait Ringelblum, quand il a créé l’« oneg shabbat », incitant tous – intellectuels, ouvriers, soignants – à écrire et « tout le monde dans le ghetto écrivait », dit-il. Il a ainsi constitué des archives qui furent retrouvées après la guerre et qui donnent une vision précise de la vie, y compris le nombre indigent de calories que les détenus recevaient et la faim, la misère, l’humiliation qui y régnaient, déjà « la vie nue », comme dit Giorgio Agamben parlant des camps de concentration. Et, dans tous les ghettos, on créait aussi de l’art – tableaux, dessins –, des poèmes, plutôt que de la prose ; le genre romanesque était inenvisageable, c’était trop long, il fallait être bref : on ne savait pas à quel moment la mort frapperait. C’était une écriture de l’extrême. Donc il y a à la fois le désespoir et l’espérance de la survie grâce à la poésie, il y a l’espérance que, si jamais – ce que Sutzkever ne mentionne pas –, si jamais il devait disparaître, il y aurait une survivance spirituelle parmi ses lecteurs et parmi les rescapés et ce, grâce à ses écrits et les écrits des autres – comme ceux des adolescents qui tenaient leurs journaux intimes. Mais cette espérance est toujours teintée du sentiment de la fragilité et de la mortalité de ceux qui écrivent.

M.-L. L : C’est d’autant plus troublant que ce poème « enfant de demain » aurait pu être écrit pour son enfant, s’il n’avait pas été assassiné à sa naissance. Quand on a à l’esprit ce poème, on lit autrement ces adresses aux jeunes génération…

R.E. : Oui. Il y a une forme d’espérance mais elle est très fragile et très imaginaire. Le fait que réciter des poèmes le sauve des mines, c’est du pur imaginaire. Cette foi dans l’écriture, dans la parole est essentielle chez Sutzkever.

M.-L. L : Dans votre préface, vous présentez le recueil « la forteresse » comme un « poème épique ». J’avoue que je ne l’avais absolument pas lu ainsi ! Est-ce que vous pourriez nous exposer les raisons pour lesquelles vous lisez ce recueil comme une épopée ?

R.E. : Pour moi, ce sont des poèmes épiques parce qu’il y a un côté narratif qu’il n’y a pas dans les poèmes qui suivent où l’élément narratif joue beaucoup moins. Il y a aussi un registre lexical très élevé. Et il y a, ce qui est courant chez Sutzkever, la prosopopée, c’est-à-dire qu’il fait parler les morts, et ça, pour moi, c’est un indice d’épopée. On trouve tout cela, par exemple dans « kol nidrè », c’est la prière d’entrée pour Yom Kippour, qui est en araméen. Et cette prière délie les personnes de tous les engagements pris de manière hâtive, tous les engagements pris sous l’impulsion. C’est une des prières les plus solennelles puisqu’elle introduit Yom Kippour, le Grand Pardon. Je crois que cela relève de l’épopée de la résistance.

M.-L. L : Pour continuer, je voudrais revenir sur la question de l’énonciation collective. Le je des poètes yiddish du Khurbn est celui d’un « témoin entre je et nous », pour reprendre le titre de l’article de Philippe Mesnard dans le n°10 de Mémoires en jeu, ou parfois entre je et ils, le singulier glissant subrepticement vers le pluriel pour finir par se fondre l’un dans l’autre. Dans votre Préface, vous revenez sur cette question de l’énonciation : vous rappelez que le je est omniprésent chez Sutzkever, mais que « ce qui est plus étonnant c’est le recours au tu ». Pourriez-vous nous dire ce qui vous étonne dans cet emploi de la seconde personne du singulier ?

R.E. : Le je, le nous et le ils sont omniprésents. Et, en tant que poète témoin, le je peut être entendu comme un nous ou comme un ils. Je pense à un poème, par exemple, où il dit qu’il ne peut plus entrer dans une synagogue parce que des Juifs y ont été brûlés. Ce dont il a peur c’est que si, lui, il entre, il ne sera pas brûlé. Et puis, une image, « le coeur-millions- d’ossements », revient sans cesse sous diverses formes. C’est toujours au nom de ce nous, de ce ils et de ce je qu’il parle. Il passe de l’un à l’autre constamment.

Quant au tu, il est une interpellation évidemment. Il y a un interlocuteur. Et les interlocuteurs sont multiples. Il y a ceux qui sont des amis, qu’il désigne comme des amis. Il y a des interlocuteurs qu’il ne désigne pas et qui peuvent être la figure littéraire de Dieu très souvent. Et puis il y a le tu qu’il s’adresse à lui-même en tant que poète. Enfin il y a une autre dimension de ce tu, c’est qu’il peut être indéfini. C’est comme un on. Dans la langue courante, tu se substitue à on très fréquemment. Et cela donne une généralité au tu de Sutzkever. Cette idée de l’énonciation débouche sur la question du locuteur collectif. Chez Sutzkever le locuteur est toujours brouillé et le je, le tu, le nous, nous ne savons jamais de qui il s’agit : le locuteur, le poète et tous ceux à quoi il touche en tant que poète…

Ph. M. : Est-ce là une forme d’ouvert, d’ouverture absolue au monde à partir de la parole ?

R.E. : Oui, tout à fait. Ce n’est pas mal de le voir comme ça, cela éclaire la lecture des poèmes de Sutzkever qui deviennent de plus en plus complexes au fur et à mesure de son écriture.

Ph. M. : Est-ce que c’est aussi le caractère prémonitoire lié à cette ouverture, car s’il y a une ouverture au monde c’est qu’on en saisit les possibilités les plus sombres. C’est quelque chose d’oraculaire.

R.E. : Oui, bien sûr. Il y a toujours le côté oraculaire même si, chez Sutzkever, il est moins présent que chez Katzenelson ou chez Glatstein. Mais la subtilité de Sutzkever c’est de ne pas se poser en oracle, contrairement à Katzenelson ou Glatstein. Et ce qu’il y a d’intéressant aussi c’est que dans sa poésie jamais il n’y a une allusion aux nazis ou aux Allemands. Aucune allusion. Contrairement à d’autres poètes.

M.-L. L : On va passer à l’autre bout de votre anthologie. Vous avez choisi d’offrir à la fin, en cassant le rythme chronologique que vous aviez décidé d’emprunter jusqu’à présent, les deux recueils en prose que Sutzkever publie à la fin des années 1970, Aquarium vert et Où gîtent les étoiles. Pourquoi le recours à cette forme dans la seconde partie de cette décennie ? Par ailleurs, vous avez bien connu Sutzkever, vous avez échangé une abondante correspondance avec lui : le poème en prose ne lui a-t-il finalement pas convenu pour qu’il revienne à la forme versifiée ensuite ?

R.E. : Le recours à la prose lui a tout à fait convenu et ce qu’il a écrit en prose est tout à fait remarquable. Aquarium vert est « l’Atlantide » de Sutzkever. Aquarium vert est de 1975, Où gîtent les étoiles est de 1979. Il a également fait un troisième recueil en prose, La prophétie de la prunelle. Et je pense qu’il a écrit ces différents poèmes en prose tout au long de sa vie, qu’il les a rassemblés tardivement en recueils. Il les a écrits parallèlement à ses poèmes en vers puisqu’il y a des publications en vers à cette période, et avant et après.

Il a fait ce choix de la poésie en prose à un moment où il avait besoin d’images beaucoup plus violentes que dans sa poésie en vers qui, du fait de leur complexité, sont moins violents. Dans Aquarium vert, il est en constante communication avec les morts. Les vers, eux, atténuent par leur complexité même les images en comparaison de ce qu’il a fait en prose qui contient des expressions d’une violence extrême.

M.-L. L : Avec la violence, dans cette communication permanente avec les morts, on remarque également le registre fantastique. Existe-t-il aussi dans les poèmes en vers ?

R.E. : C’est beaucoup moins le cas.

M.-L. L : On peut faire des parallèles intéressants entre le roman de Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde, et Aquarium vert, notamment du fait de ce registre fantastique.

R.E. : Oui, surtout du fait de la communication avec les morts.

M.-L. L : À pas aveugles de par le monde c’est 1968, Aquarium vert, 1975, Rochman et Sutzkever se sont-ils connus ?

R.E. : Oh bien sûr ! Ils étaient très proches. Ils se sont connus, ils se sont lus, ils se sont critiqués. Sutzkever a publié des poèmes et de la prose de Rochman, dans sa revue Di goldene keyt (La Chaîne d’or). Et le rapprochement est encore plus frappant avec le recueil de nouvelles Le Déluge de Rochman.

M.-L. L : Pour la dernière partie de cet entretien, on pourrait s’intéresser au rapport que Sutzkever entretient avec Israël puisqu’il y a passé la plus grande partie de sa vie : il y arrive en 1947, il y meurt en 2010…

R.E. : Il faut remettre les choses dans le contexte. Il arrive et est accueilli très chaleureusement. Il est beaucoup traduit. Il est accueilli par une génération d’écrivains et de poètes qui écrivent en hébreu mais qui sont yiddishophones. Ils parlent entre eux en yiddish, mais ils ont choisi d’écrire en hébreu. Sutzkever, lui, ne l’a jamais fait. Quand il est arrivé en Israël, le yiddish était en quelque sorte tabou. Un jeune poète contemporain, qui écrit en hébreu, dit que les Israéliens avaient deux ennemis : d’une part les États arabes qui les entouraient, d’autre part un ennemi intérieur, qui était la langue yiddish. La langue yiddish représentait la Galout, c’est-à-dire l’exil, et l’extermination, la soumission. Le yiddish représentait des personnes dont on disait qu’elles sont allées à l’abattoir comme des moutons. Le yiddish était donc péjoré et était perçu comme une menace pour l’hébreu puisque la décision de choisir l’hébreu avait été justifiée par la volonté d’unifier le peuple d’où qu’il vienne et de rejeter tout ce qui rappelait l’exil pour créer un nouvel homme, un nouvel homme qui faisait table rase de l’exil pour revenir à l’homme hébreu biblique.

Mais Sutzkever était, lui, attaché au yiddish. Il a créé la revue Di Goldene Keyt, qui est une image de la persévérance du peuple juif, chaque maillon venant s’attacher à la chaîne d’or. Il y a publié à peu près 150 numéros – ce qui pour une revue, yiddish surtout, était tout à fait énorme. Il a rassemblé dans ce périodique tout ce qu’il jugeait le meilleur, quel que soit l’endroit où c’était écrit. Il s’est entouré aussi d’un groupe plus jeune, mais qui était resté yiddishophone, et qu’il a appelé Young Isroel, c’est-à-dire Jeune Israël, une sorte de continuité avec Jeune Wilno. C’était donc sa position. Évidemment on lui a beaucoup reproché cette attitude. Et il paraît – c’était une rumeur qui courait –, que Ben Gourion, que Sutzkever connaissait bien – ça je le sais – lui aurait demandé : « Mais pourquoi est-ce que tu n’écris pas en hébreu ? ». Et, en effet, il aurait pu le faire car il avait suivi un lycée en hébreu quand il était adolescent à Wilno.

Sutzkever a refusé, parce que, pour lui, l’extermination avait, en tuant les locuteurs du yiddish, tué également le yiddish. Et, lui, il voulait que le yiddish survive comme langue du peuple depuis un millénaire, puisque le yiddish apparaît, comme toutes les langues vernaculaires en Europe, vers le XIe-XIIe siècle. Il semble qu’il ait écrit son poème « yiddish » après le débat avec Ben Gourion – mais ça évidemment je n’en ai pas la preuve, c’était une rumeur qui était répandue.

Et je crois que l’obstination de Sutzkever à écrire en yiddish est motivée par différents facteurs. D’abord l’idée qu’on ne peut écrire que dans la langue de son enfance, dans laquelle on a été élevé, mais aussi parce que ses locuteurs ont disparu. Il y a là une inversion de la fonction de la langue qui est très importante. D’où cette colère qu’il exprime dans son poème « yiddish » où il discute avec ses collègues qui pensent que le yiddish va disparaître et où il dit que, cette disparition ne pouvant se diriger que vers le Mur des lamentations, il irait donc au mur du temple et il se transformerait en lion avec un cri qui déchirerait les mondes. Ce poème se trouve dans dans le char de feu, le premier recueil écrit en Israël. Et ce qui est très violent, c’est la fin :

j’ouvrirai ma bouche

comme la gueule

d’un lion embrasé de braises

flamboyantes pour avaler la langue qui disparaît,

l’avaler pour éveiller toute génération de mon hurlement3.

C’est le seul poème qui a cette colère et cette violence liées à l’importance qu’il accordait au yiddish. Cette question du yiddish chez Sutzkever est extrêmement significative. Il continue à écrire en yiddish dans un milieu qui lui est hostile, qui lui est hostile sur ce plan-là.

 

Œuvres citées

Ertel, Rachel, 2019, Mémoire du yiddish. Transmettre une langue assassinée. Entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Albin Michel, « litinéraires du savoir ».

Sutzkever, Avrom, 2021, opus, heures rapiécées – poèmes en vers et en prose, traduit du yiddish et présenté par Rachel Ertel, avant-propos de Patricia Farazzi, Paris, éditions de l’Éclat.


1 Tout au long de ce dialogue, nous retranscrivons les titres et les vers comme l’a souhaité Rachel Ertel, qui s’en explique dans sa note sur la traduction, sans majuscule.

2 « dans la besace du vent », in Blonde aurore, ibid., p. 13.

3 « yiddish », in dans le char du feu, ibid., p. 167.


On retrouve les entretiens avec Rachel Ertel sous le titre : « Les mémoires à l’œuvre de Rachel Ertel » menés par des membres de l’association MALO, des recensions d’œuvres de Rachel Ertel et de la littérature yiddish, ainsi que des compléments bibliographiques sur la page « pédagogie » du site de Mémoires en jeu :

https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/