Présentation

Dark Tourism : une expression bien établie en langue anglaise depuis le début des années 1990, un phénomène si sérieusement compris que les études universitaires de nombreux pays s’en sont alors emparées, avec programmes de doctorat, colloques, débats à la clé. En français, on utilise des expressions multiples pour qualifier les mêmes enjeux : traduction littérale de tourisme noir, sombre ou macabre, voire tourisme de la désolation, plus poétique. Souvent, on choisit les « lieux » via l’expression forgée par Pierre Nora, lieux de mémoire / lieux de souffrance. Ce manque de convergence linguistique et de traductibilité n’a pas empêché les chercheurs en sciences sociales francophones d’étudier depuis aussi longtemps que leurs collègues européens, américains, australiens, les sites de guerres et de génocides, ceux de la traite et de l’esclavage, ceux des prisons et des bagnes, devenant ainsi des spécialistes du Dark Tourism sans le savoir, ou sans vouloir le savoir. Car, en langue française, le mot « tourisme », le plus souvent compris dans son acception de loisir de masse, voire de divertissement et de recherche d’exotisme péjoré, heurte, fût-il teinté de culturel : chiasme jugé intolérable avec la mort de masse, certitude que le voyeurisme pour ces objets détestables, la recherche d’émotions, la banalisation de la souffrance vont déboucher sur une « construction de l’intolérable » et, parfois, sur un marché du macabre où les profits économiques sont indexés sur le désir d’un spectacle de la souffrance. Les débats à ce sujet ont en effet quelquefois souffert de leur fragilité théorique. Aussi un dossier de Mémoires en Jeu s’imposait-il pour cerner le tourisme mémoriel transnational des catastrophes, des tragédies et des désastres, qui attire l’attention croissante des chercheurs et des professionnels du tourisme et du patrimoine (voir ici C. Forsdick & W. Asquith).

Je remercie Charles Forsdick, de l’Université de Liverpool, qui a pris l’initiative de notre recherche commune Dark tourism in comparative perspective : Sites of suffering, sites of memory / ‘Tourisme des catastrophes’, sites de souffrances, sites de mémoire : perspectives comparées, dans le Labex « Les pass.s dans le présent » (Paris-Nanterre), et tous les membres de notre groupe côté français : Octave Debary, avec qui tout a commencé, Annaïg Lefeuvre, Anouch Kunth, Delphine Barre, Julien Vernet, Émilie Lochy.

Ces lieux, qu’ils soient nés en des temps anciens – les sites de la traite depuis le XVe siècle, les prisons et bagnes coloniaux du XIXe siècle (C. Forsdick & W. Asquith) – ou récents – les sites des guerres et génocides des XXe et XXIe siècles en particulier (voir ici S. Michonneau, A. Lefeuvre, M. Boswell) –, donnent à voir les traces des morts et la souffrance des déportés, et à imaginer les tortures des bourreaux et les cris des victimes. Mais les exposent-ils ? Tout cela est-il exposable ? « Touriste » en hébreu moderne se dit tayiar, à partir de la racine signifiant « exploration » et « espionnage » en hébreu biblique, piste étymologique riche ; les Italiens, eux, ont forgé le concept de museo al aperto (ou musée « ouvert ») pour décrire les espaces que les traces des guerres, de la répression et de la mort de masse ont transformés en lieux de commémoration, de deuil, d’ancrage du désespoir.

À travers le monde, les ruines restaurées ou laissées en l’état, les cimetières visibles ou pas, les fosses de massacres, les camps de concentration, de travail forcé ou d’extermination, les prisons, les sites de départ de la traite ou les lieux d’exploitation de la main-d’oeuvre servile sont devenus à leur tour « musées de sites », où l’on montre objets et traces divers en une fascinante mise en abyme. Ou bien, inversement, l’oubli, volontaire ou involontaire, occulte les traces ou en crée de nouvelles, le tout dans un mouvement mondial de patrimonialisation intensive de ces espaces. Car ces lieux de guerre, de déportation, d’exploitation, d’enfermement, sont aussi dans la tête de ceux qui souffrent de leur passé, individuellement ou collectivement, de ceux qui n’ont pas de sépulture où aller se recueillir, pas de photographie à regarder, pas de voix à entendre ; ils sont pleurs et prières, et leurs disparus sont  corps et bribes de corps, paysage, topographie légendaire, ou pas, comme l’avait bien vu Maurice Halbwachs : en quelque sorte, une interprétation du trauma qui est aussi une représentation de celui-ci.

À ce titre, on peut se demander comment l’on peut faire réapparaître ainsi, devant le regard des visiteurs, la vie d’êtres humains alors que tout a été mis en oeuvre pour les faire souffrir, puis disparaître ? Convient-il de donner des sépultures « mémorielles » à des morts qui en ont été privés ? Comment ouvrir ces lieux aux visiteurs de l’histoire ?

La plupart des sites fréquentés – et désormais étudiés, comme une visite au second degré – comprennent deux parties : des lieux plus ou moins consolidés pour les rendre visitables, et un espace choisi pour y dire l’histoire. Celle-ci peut être exposée dans un bâtiment neuf, il en est ainsi du musée Polin des Juifs de Pologne qui introduit du plein dans un espace vide (celui de l’ancien ghetto de Varsovie liquidé par les nazis en 1943), de même que le musée moderne de Drancy face à l’ancien camp (voir ici A. Lefeuvre) ou bien encore le nouveau musée 9/11 à l’emplacement même des deux tours du World Trade Center. L’histoire est aussi accueillie dans un des bâtiments du site détourné de sa fonction du temps de la catastrophe pour devenir musée dans le musée comme les Blocks d’Auschwitz 1, la Sauna de Birkenau ou l’ancienne tour d’entrée du village de Belchite (S. Michonneau).

Ces lieux à très fort potentiel mémoriel et affectif participent en effet d’une requalification, par le retour du même : transferts de sacralité, pèlerinages. Ainsi, Révérien Rurangwa raconte son voyage de survivant du génocide des Tutsi du Rwanda à Auschwitz-Birkenau en janvier 2004 : « Aller à Auschwitz n’est pas faire du tourisme […] c’est un voyage intérieur dans une confrontation avec le lieu du Mal, le symbole du Génocide, le paradigme du Crime contre l’humanité. […] Un lieu où tous les rescapés se retrouvent en quelque sorte chez eux si j’ose dire. C’est cette étrange fraternité que je viens de partager avec d’autres rescapés de génocides. […] Il y a dans notre délégation de vieux Arméniens, des Juifs âgés, de jeunes Tutsi, des Hereros du Mozambique. Mais un survivant n’a pas d’âge. […] Impossible de ne pas superposer les images que je porte en moi. […] Ce ne sont pas des baraques dans une plaine lugubre mais des collines riantes où les couleurs éclatent sous un ciel limpide. Approchez-vous un peu. […] Tout un pays transformé en champ de la mort. La barbarie méthodique à ciel ouvert. […] Ce voyage à Auschwitz me plonge dans une réflexion douloureuse. Chaque pensée éveille un souvenir sensible, une blessure charnelle. Je ne parviens pas à prendre de la distance. » (Rurangwa, p. 47)

Comment, survivant ou pas, « prendre de la distance » devant ces sites « illimités », comme Katyn en est peutêtre le meilleur exemple : à la fois au coeur de l’opération historique, limitée à un certain temps, dans un certain espace, et au coeur de l’opération de mémoire, et illimitée, se prolongeant, disparaissant, revenant, en spectres souvent  politisés et instrumentalisés par ceux qui les organisent pour les préserver1. Dès la Première Guerre mondiale, on s’était demandé si l’on devait reconstruire la cathédrale de Reims ou laisser ses ruines en l’état, comme monstration de la « barbarie » de l’ennemi. À Hiroshima, le dôme reste le témoin décharné de la catastrophe quand un musée moderne, dû à Kenzo Tange et construit à proximité dès 1954, évolue depuis dans sa forme et sa muséographie. Reconstruire ou mettre en scène des ruines ? Aujourd’hui, la logique d’Oradour, aux ruines accusatrices, aboutit à la sensation d’être dans un décor figé, à la Pompéi, où les violences réelles ne sont guère évoquées.

Or, le but n’est-il pas de redonner un visage et un nom aux acteurs du passé, ce que signifie la traduction même de Yad Vashem, empruntée à Isaïe, 56 : « À ceux-là je réserverai un monument et un nom ». Ou bien il peut s’agir de « rendre un visage », offert par les photographies, multipliées sur tous les sites comme avec les prisons-lieux de mémoire de Tasmanie. Sur les sites d’extermination, on choisit spécialement les enfants, parce que les émotions sont toujours plus fortes devant les jeunes visages anéantis, aussi parce que leur extermination est au coeur du concept central de génocide : c’est par eux que l’on a voulu faire disparaître de la terre les Arméniens, les Juifs, les Tutsi. Ce ne sont en effet pas les objets qui ont été mis « au rebut », mais les êtres humains ; telle paire de lunettes, telle poupée, tel morceau de bois ou de tissu, est unique : un plus un plus un. Les accumulations font beaucoup plus que décrire : elles redonnent leur identité aux disparus.

La force de l’assimilation aux victimes est toujours première, non sans rejeu, parfois dans l’amertume de l’oubli ou de la concurrence des victimes ou des mémoires, parfois dans l’impression de la réparation, de la restitution de leur passé, mais en tous cas dans le retour toujours plus prégnant des victimes, fussent-elles un pays tout entier (voir ici V. Rosoux). En effet, il y a ce qui se visite ou pas, quand d’optimistes « entrepreneurs de mémoire » luttent à l’aide d’un oxymore pour que l’on se rende sur des « lieux de paix ». Visiter ces sites de catastrophes, ce n’est pas seulement pérenniser et cristalliser ce qu’ont vécu les survivants- victimes ou leurs descendants, c’est aussi essayer de comprendre quel était alors le rôle de tous. Car ne pas voir les interactions entre les esclavagistes / les bourreaux, les esclaves / les déportés et ceux qui se trouvaient là – voisins ou pas – amènerait à une vision unidimensionnelle de l’histoire.

Pourtant, on vient surtout sur ces lieux pour y voir la souffrance des siens – ou des autres –, pour tenter de s’en approcher. Comment expliquer autrement les flots de Coréens du Sud qui visitent Auschwitz-Birkenau ? Le camp, surtout dans sa composante Auschwitz 1, haut lieu de la mémoire polonaise et synecdoque pour le tout de la déportation et de l’extermination des Juifs, est certainement aujourd’hui trop visité, malgré les efforts de clarification remarquables entrepris par la direction du camp-musée qui peut s’appuyer sur l’Association internationale des survivants. Livres et films documentaires se multiplient sur cette contradiction (voir ici D. Bechtel) et l’Unesco commence à comprendre les effets pervers de sa politique.

Voir « leur » site inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco est en quelque sorte le but suprême des rescapés et de leurs descendants, fussent-ils très lointains, qui s’allient avec les entrepreneurs du tourisme mémoriel. La mort des leurs, ou leurs souffrances extrêmes peuvent, pensentils, devenir une « destination » mondialement reconnue, sans cesser d’être inscrite, fichée en eux. Une destination de la culture (qui révèle l’humanité des drames, leur historicité), voire une destination touristique (qui propose de s’y promener pacifiquement, parfois de s’y heurter).

L’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco exige un dossier extrêmement compliqué à réaliser, qui a souvent autant de raisons politico-diplomatiques que patrimoniales d’être finalement accepté. Et les choix de conservation moderne obligatoires, l’accueil de visiteurs de plus en plus nombreux amènent des transformations techniques qui risquent d’altérer les traces originellement conservées ; c’est le cas pour certains mémoriaux contenant les restes des Tutsi du Rwanda (voir ici M. Boswell).

Ailleurs, le négationnisme s’en mêle : ainsi, la République d’Arménie a pu inscrire quelques sites patrimoniaux, mais les ensembles se trouvant en Anatolie ont été détruits pendant ou après le génocide des Arméniens, constamment nié par l’État turc qui ne risque pas de les faire classer. Quant aux sites reconnus qui sont détruits par les guerres et les assassins – tout court – de la mémoire, comme Palmyre ou les Bouddhas de Banyan, l’Unesco au mieux proteste ; et l’on ne peut que constater des strates de tourisme mémoriel : de la religion forte de milliers d’années ayant mené à ces oeuvres d’art jusqu’aux guerres les détruisant, préparant ultérieurement ces lieux à devenir des sites modernes de Dark Memory. Comme si les guerres – y compris de religion – ajoutaient leur part, tout en effaçant les précédentes. Ainsi, à la croisée de l’histoire des violences militaires, politiques, sociales, culturelles contre les êtres et des traumatismes de mémoires, les chercheurs du « tourisme mémoriel » recréent un ensemble intellectuel où l’histoire est inscrite dans le court terme de la destruction et le long terme du rappel ou de l’oubli, entre amnésies, anamnèses et hypermnésies. Aux visiteurs et aux chercheurs qui les accompagnent de décrypter les « bricolages symboliques » des temps et des espaces, de voir que le corps, l’âme, le paysage sont vulnérables, au sens étymologique ; de percevoir comment les blessures et les dévastations extraordinaires dues aux passés les plus douloureux ont été vécues, perçues, prolongées et sans cesse représentées, « distillées », comme disait le géographe-écrivain Julien Gracq, qui a inventé les belles notions « d’esprit de l’histoire » et de « paysage-histoire » (Gracq, 1978, p. 1 320 ; 1980, p. 572-573).

BIBLIOGRAPHIE

Bechtel, Delphine & Jurgenson Luba (dir.), 2013, Le Tourisme mémoriel en Europe centrale et orientale, Paris, Petra.

Becker, Annette & Debary, Octave (dir.), 2012, Montrer les violences extrêmes (théoriser, créer, muséographier), Paris, Cr.aphis.

El Kenz, David & N.rard, François Xavier (dir.), 2011, Commémorer les victimes en Europe, XVI-XXIe siècles, postface Annette Becker, Ceyz.rieu, Champ Vallon.

Gracq, Julien, 1978, entretien avec Jean-Louis Tissier, Œuvres complètes, 2, Paris, Gallimard, La Pl.iade, p. 1 320.

Gracq, Julien, 1980, En lisant en écrivant, Paris, Corti.

Halbwachs, Maurice, 2008, La Topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte [1941], Paris, PUF.

Rurangwa, R.v.rien, 2006, Génocidé, Paris, J’ai lu, Presses de la Renaissance.

1 Piotr Kosicki citant Victor Erofeev dans sa contribution sur Katyn (El Kenz & Nérard, 2011).