Présentation

S’il  est un lieu de mémoire par excellence des crimes commis par le régime khmer rouge au Cambodge entre 1975 et 1979, c’est le musée du génocide de Tuol Sleng à Phnom Penh. En ce sens, il joue vis-à-vis de l’histoire récente du Cambodge un rôle équivalent à celui d’Auschwitz pour la Shoah. Il est l’icône de la terreur polpotienne et, à ce titre, il éclipse souvent d’autres lieux de mémoire de la période du Kampuchéa démocratique, nom que les dirigeants khmers rouges avaient donné à leur régime.

À l’origine, le site comprenait le lycée Ponhea Yat et l’école primaire Tuol Sleng. Quelques mois après leur prise du pouvoir et après avoir vidé la capitale de ses habitants, les Khmers rouges transforment les bâtiments scolaires en prison sous le nom de code S.21. Ce lieu de détention et d’exécution systématique des détenus, où l’on comptabilise environ 18 000 victimes, a été érigé en symbole de la politique d’inspiration marxiste-léniniste et ultra-maoïste qui a conduit près de deux millions de personnes à la mort en moins de quatre ans. Si la majorité de la population est morte de faim, d’épuisement, de maladie, il n’en demeure pas moins qu’elle était encadrée par un système carcéral démesuré, constitué de 197 prisons réparties dans tout le pays. S.21 était au sommet de ce système. Sous l’autorité du ministre de la Défense, Son Sen, puis du bras droit de Pol Pot, Nuon Chea (condamné à perpétuité en 2014 pour crimes contre l’humanité au terme de son procès au Cambodge), le chef de S.21, Duch, et ses hommes y remplirent la mission d’« écraser et réduire en poussière » les ennemis du régime, c’est-à-dire ceux qui furent associés au régime précédent ou ceux qui étaient soupçonnés d’appartenir à la CIA ou au KGB appelés les « ennemis intérieurs », ou encore ceux qui avaient « un esprit vietnamien dans un corps khmer », expressions de la langue idéologique du régime. De nombreux prisonniers sont torturés pendant des jours, des semaines, afin de leur arracher des aveux ainsi que les noms de leurs supposés complices. Ensuite, ils sont assassinés et jetés dans des fosses à Choeung Ek, un ancien cimetière chinois situé à une quinzaine de kilomètres de  Phnom Penh. Leur femme et leurs enfants subissent parfois le même sort. Combien de survivants furent retrouvés ou réapparurent avant la fin de l’année 1979 ? Moins d’une dizaine d’hommes et quatre enfants…

Le 7 janvier 1979, à la suite d’une campagne militaire éclair contre le Kampuchéa démocratique, l’armée vietnamienne et les hommes du Front (c’est-à-dire des Khmers rouges ayant déserté leurs rangs et ayant été appelés à former la future administration du pays) pénètrent dans Phnom Penh. La ville est à l’abandon. Un petit groupe conduit par le caméraman vietnamien Ho Van Tay, alerté par une odeur pestilentielle, découvre S.21. C’est une vision d’horreur. Les derniers prisonniers ont été tués quelques jours plus tôt. Une fois prévenues, les autorités font brûler les corps pour raisons sanitaires et, très vite, se mettent à trier toute la documentation que le personnel de S.21 a laissée derrière lui : des « aveux », des listes d’exécution, des manuels de torture, des photos de prisonniers. La décision est rapidement prise de transformer le lieu en mémorial, plus connu sous le nom de « musée des crimes génocidaires de Tuol Sleng ». Dès le début de l’année 1979, il est ouvert aux visiteurs étrangers (souvent des délégations de pays du bloc soviétique et des journalistes occidentaux favorables à la République populaire du Kampuchéa nouvellement établie), puis aux Cambodgiens. La date officielle de la fondation du musée, le 15 août 1979, coïncide avec le jour du jugement du procès de la « Clique de Pot Pot et Ieng Sary » (sic) par le Tribunal Révolutionnaire du Peuple convoqué pour l’occasion.

Cela fera donc bientôt quarante ans que Tuol Sleng a été ouvert en tant que musée. L’approche de cet anniversaire est l’occasion de revisiter son histoire. Au cours de ces quatre décennies, le lieu lui-même et la fonction qu’il occupe dans la mémoire collective cambodgienne et internationale n’ont cessé d’évoluer. En plus d’être un mémorial, Tuol Sleng a tout d’abord été une scène de crime et, par conséquent, un lieu d’enquête où l’on collectait et organisait les preuves et documents en vue du procès afin de constituer une archive irréfutable des atrocités commises par les Khmers rouges. Ces dernières années, le musée a joué un rôle essentiel dans le processus de justice transitionnelle conduit par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). Le procès de Duch (Cas 001) en 2009 a eu un impact à la fois sur la connaissance de S.21 et du Kampuchéa démocratique, et sur la société cambodgienne. Tuol Sleng n’a pas seulement été la preuve physique de la criminalité khmère rouge, apportant ainsi toute sa puissance matérielle et mémorielle au discours légal du tribunal et aux différents témoignages entendus aux CETC, il a aussi servi d’outil pédagogique aux Cambodgiens. Ces derniers ont trouvé, soit au cours d’une visite du musée, soit devant les retransmissions du procès, un moyen de dialoguer entre générations autour de cette période douloureuse. En parallèle de la justice, un chapitre d’histoire sur le Kampuchéa démocratique a été réintroduit dans les manuels des terminales ; en amont, la rédaction d’ouvrages de référence amplement illustrés par le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) à destination des lycéens et des enseignants a aussi permis de combler les lacunes du curriculum dans le secondaire.

Alors que la procédure judiciaire touche à sa fin, s’ouvre une porte pour la redécouverte du lieu et la réflexion sur les enjeux auxquels le musée va devoir faire face en tant que patrimoine et archive. De plus, l’émergence de ce que l’on pourrait appeler « une seconde génération » de chercheurs, notamment grâce à la participation de disciplines académiques qui n’étaient pas impliquées auparavant, constitue aujourd’hui une raison supplémentaire de revisiter l’histoire de Tuol Sleng. Culture visuelle et matérielle, analyse médico-légale (forensic science), études de la mémoire (memory studies), cinéma et nouveaux médias, pédagogie muséale, « thanatotourisme » (dark tourism) et géographie critique sont récemment venus s’associer à l’histoire, l’anthropologie et aux sciences politiques qui formaient le substrat initial de connaissance sur S.21 et Tuol Sleng (avec, entre autres, les travaux pionniers de l’historien David Chandler et de l’anthropologue Judy Ledgerwood). Cette seconde vague de recherches, fortement représentée dans ce dossier, propose de nouvelles pistes d’exploration sur le site lui-même, sa perception et les cadres utilisés pour penser son évolution au fil des ans et des transformations aussi bien de la société cambodgienne que du phénomène de mémorialisation à l’échelle internationale.

Ce faisant, il s’agit d’engager une réflexion – ou peut-être  faut-il même parler de réflexivité – en période de transition : transition mémorielle avec la disparition des survivants les plus âgés ; transition politique, sociale et économique du Cambodge, d’autant qu’à l’heure actuelle les questions de révisionnisme et de déni se posent de manière toujours aussi aiguë. Symboliquement, ces quarante années permettent de saisir comment s’articulent à un lieu précis, une histoire globale et les notions, d’une part, de distance historique (le régime khmer rouge et le conflit cambodgien sont typiques de la guerre froide), d’autre part, de contemporanéité (puisque l’on continue à produire des documents et des témoignages dessus).

Tuol Sleng est sans aucun doute le lieu de mémoire le plus visible du génocide cambodgien, au point parfois de reléguer dans l’ombre d’autres sites, tels que les mémoriaux officiels érigés dans tout le pays, les monuments construits sur des fonds privés comme celui de la pagode Samrong Knong, ou encore les sites d’anciennes prisons. En même temps, il demeure peu étudié, dans le sens où son analyse a longtemps été confinée aux crimes commis sur place et au récit national, sans envisager toutes les dimensions du site. Ce dossier de Mémoires en jeu vise donc à jeter un nouvel éclairage sur Tuol Sleng, à l’observer sous d’autres angles. Les images sont au coeur de cette démarche, avec comme point de départ les photographies de prisonniers de S.21. Les détenus étaient photographiés dès leur arrivée. Les images en noir et blanc, de la taille d’une photo de passeport, étaient ensuite attachées à leur dossier. Quand S.21 fut transformé en Tuol Sleng, un millier de ces images, dont certaines agrandies, furent exposées sur les murs du musée, à la fois comme preuve des crimes commis par le régime de Pol Pot et comme moyen pour les familles des victimes d’identifier leurs proches. Les négatifs trouvés à S.21 ont été nettoyés, indexés et archivés dans les années 1990, grâce, entre autres, au travail d’une organisation américaine, le Photo Archive Group des photojournalistes Doug Niven et Chris Riley, et à la participation des universités Cornell et Yale (notamment au travers du Cambodian Genocide Program de l’historien Ben Kiernan). En 2009, les photos ont intégré, avec les archives du musée, le Registre de la mémoire du monde de l’UNESCO. Elles forment ellesmêmes une archive en mouvement, puisque, en 2012, une femme, restée anonyme, a restitué 1 200 photos qu’elle aurait trouvées dans un bureau du gouvernement en 1992, à l’époque de l’APRONUC (Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge). Re-photographiées d’innombrables fois, apparaissant dans des films, des livres, des articles, des vidéos sur YouTube, des expositions, des bases de données et des oeuvres d’art, ces photos de prisonniers de S.21 sont devenues emblématiques du lieu, et du génocide cambodgien lui-même. Certaines – comme la photo de la détenue Chan Kim Srun qui tient son bébé dans les bras – sont même de véritables icônes de la terreur khmère rouge.

C’est à partir de ces images complexes, multivalentes, que nous souhaitons ouvrir la réflexion sur Tuol Sleng. Pour   cela, ce dossier propose un double mouvement : élargir le cadre de l’image, à la fois représentation visuelle, objet, image mentale – quelque chose qui serait de l’ordre de la source au même titre que le textile ou le graffiti – et élargir la définition du matériau « mémoire » en invoquant la mémoire matérielle, paysagère, géographique, donc, en s’extrayant du seul triptyque document/archive/témoignage. En ce sens, faire entrer des choses nouvelles dans les supports de mémoire reflète l’expansion des recherches sur Tuol Sleng et les nouveaux questionnements qui en émergent, que ce soit sur la topographie du lieu, l’identité des prisonniers, ou les mémoriaux qui sont intégrés dans l’espace muséal (comme le stupa érigé en 2015 ou, en ce début 2018, le mémorial de l’artiste franco-cambodgien Séra).

Cette variété d’approches et de matériaux permet de déconstruire ou de revisiter, par fragments, la vision monolithique émanant du musée et du récit du génocide qui y fut initialement proposée afin d’en restituer une image plus complexe. Ce choix d’une vision « kaléidoscopique » est aussi une invitation à penser la place et les limites de Tuol Sleng dans la représentation des crimes des Khmers rouges. Les points de vue cambodgiens réunis pour la toute première fois dans ce dossier contribuent de manière cruciale à éclairer l’histoire de S.21 (Chhay Visoth), celle du musée Tuol Sleng (Chey Sopheara), et les formes de mémorialisation pratiquées par les Cambodgiens (Mak Remissa). Nous avons également tenu à rappeler cette rencontre décisive entre deux arpenteurs cambodgiens de la mémoire qui  n’ont cessé d’alimenter la réflexion sur l’extrême violence sous le Kampuchéa démocratique : le peintre survivant de S.21 Vann Nath et le rescapé du régime et cinéaste Rithy Panh (Soko Phay). Les fantômes comptent également parmi nos invités de marque tel celui de Hout Bophana, assassinée à S.21, devenue progressivement une figure tragique de la résistance à la déshumanisation (Vicente Sánchez- Biosca). À travers elle, à travers les genres et médias qui se sont approprié son histoire, nous interrogeons le type de mémoire qui s’est développé au Cambodge et ailleurs. Cette mémoire a été ravivée dans le sillage des procès d’anciens dirigeants khmers rouges, notamment celui de Kaing Guek Eav, plus connu sous le nom de Duch, qui a dirigé S.21 avec autant de zèle que de conviction révolutionnaire. Mais la justice a ses limites, elle laisse des silences, des absences (Sarah Williams). Le tribunal n’a, par exemple, pas eu recours à une analyse médico-légale des restes des victimes de S.21. Pourtant les ossements ont leur part de vérité à fournir surtout lorsqu’ils peuvent être confrontés, et c’est un cas tout à fait unique, aux listes des exécutions archivées à Tuol Sleng (Julie Fleischman).

De même, les textiles, matériaux trop longtemps négligés qui font aujourd’hui l’objet de mesures de conservation par le musée, ouvrent de nouveaux horizons à la recherche et à la connaissance (Magali-An Berthon). À leur manière, des écrivains se sont emparés de cette matérialité pour nous plonger dans une réflexion sensible sur le génocide, qu’il s’agisse d’écharpes (Randal Douc) ou de photos des prisonniers (Catherine Filloux). Cette matérialité fait de la visite du musée une expérience violente, profondément marquante pour le visiteur. Mis en situation de témoin oculaire des crimes par la muséographie, le visiteur devient lui-même acteur de la dénonciation de la terreur khmère rouge, comme en témoignent les commentaires recueillis dans le tout premier livre des visiteurs du musée en 1979- 1980 (Rachel Hughes). Nous avons mis en parallèle ces témoignages et ces déclarations avec les créations de quatre artistes bouleversés par cette confrontation à la machine de mort (Leang Seckon, Marine Ky, Binh Danh, Alice Miceli) en espérant un dialogue fécond entre les différentes disciplines de la recherche et les arts. Au coeur de ce dialogue figurent notamment des questions sur l’inscription de cette période particulière du Kampuchéa démocratique dans les mémoires, dans les paysages ou dans les pratiques mémorielles qui dépassent amplement le seul site de Tuol Sleng (Eve Zucker).

Le foisonnement des réflexions, le recours à de nouveaux matériaux et sources, et la transdisciplinarité des recherches à l’oeuvre autour de S.21/Tuol Sleng, nous semble non seulement contribuer au déploiement d’une histoire en réseau pour mieux comprendre le passé, le présent, ce qu’il révèle comme ce qu’il masque, mais aussi à rappeler combien ce lieu est légitime pour alimenter la réflexion sur les cas de génocide, la mémoire et les formes de mémorialisation.