Lire et étudier Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo

Christine DarnaultIA-IPR lettres-cinéma – académie de Créteil
Paru le : 17.01.2021

Christine Darnault, IA-IPR Lettres – Académie de Créteil

Résumé : Cette ressource a pour objet d’accompagner la lecture et l’étude du texte de Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, en œuvre intégrale. À cette fin, elle propose aux enseignants trois parcours possibles dans l’œuvre : le premier autour de la question du langage, le second de la déshumanisation et le troisième du corps. Pour chacun de ces parcours, on trouvera un choix d’extraits de l’œuvre qui pourront faire l’objet d’une lecture en classe et permettront de travailler la problématique retenue. Par ailleurs, afin de prolonger la réflexion sur le thème choisi, on pourra trouver des propositions de textes et documents complémentaires variés, ainsi que des suggestions de lectures cursives et de documents artistiques (relevant du cinéma ou des arts plastiques). Enfin, les extraits de l’œuvre sont mis dès que possible en lien avec des vidéos de témoignages de déportés, issues du site mémoiresdesdeportations.org : leur exploitation pourra faire l’objet d’un travail interdisciplinaire avec le professeur d’histoire.

Mots clés : Auschwitz ; corps ; déshumanisation ; langage ; lutte ; solidarité ; survie

Index géographique : Auschwitz

Disciplines : Français, Histoire

Niveaux : lycée général et professionnel

Version PDF : Delbo – Aucun de nous ne reviendra


Charlotte Delbo naît en 1913 d’une famille d’émigrés italiens. Communiste, elle s’engage en 1941 dans la Résistance, avec son mari, Georges Dudach : tous deux sont arrêtés en 1942. Tandis qu’il est fusillé, Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943, avec 229 autres femmes. À son retour, elle témoigne à travers une série d’œuvres littéraires, et en particulier un triptyque à l’intensité fulgurante, Auschwitz et après, paru aux Éditions de Minuit en 1970. Aucun de nous ne reviendra en est le premier volet.

Parmi les nombreuses œuvres évoquant la déportation, Aucun de nous ne reviendra peut retenir l’attention des enseignants pour de nombreuses raisons. Qu’il nous soit permis d’en évoquer deux dans ce propos liminaire.

La première réside dans la beauté stupéfiante de la langue de l’auteur. Celle-ci mêle de manière riche et parfois inextricable des passages en prose et en vers, de la prose poétique et des poèmes en prose. L’ensemble confère au texte une forme insaisissable, en perpétuelle mutation à chaque page. Les poèmes qui alternent avec des passages plus narratifs viennent suspendre un court instant l’avancée du récit et servent de contrepoint à l’émotion. Ils interpellent le lecteur et relient de manière saisissante les temps de l’expérience, de l’écriture et de la lecture. Mais la dimension poétique du langage est quant à elle presque omniprésente. L’art du tableau repose ici sur de courts textes, ciselés, comme autant de vignettes détachées sur la page, auxquelles le style concis et pur de Delbo confère une intensité extrême. De l’une à l’autre, le ton alterne entre le cri et le chuchotement, la description détaillée et l’épure, l’énumération et le récit, la confidence intime et la fresque cauchemardesque. Parfois coupée de toute situation d’énonciation, le propos peut aussi être adressé, bousculant le lecteur et le forçant à voir. Cette langue mobile et stupéfiante l’empêche de s’installer dans un confort de lecture : elle le maintient à fleur d’émotions et prêt à lire l’indicible. L’œuvre est par ailleurs traversée de très fréquentes références littéraires sur lesquelles nous reviendrons.

D’autre part, nous rappellerons ici cette interrogation formulée par Elie Wiesel :

« Finalement, tout ça, pour moi, se résume en ceci : nous avons découvert le Mal absolu. Et pas le Bien absolu. Comment faire, donc, pour que les jeunes qui nous font la grâce de nous lire ou de nous écouter ne tombent pas dans le désespoir. Comment faire pour leur dire que, quand même, il est donné à l’homme d’avoir cette soif de l’absolu dans le Bien et pas seulement dans le Mal[1]. »

Il semble en effet essentiel, lorsque l’on aborde la Shoah en classe, de pouvoir dire le mal absolu sans désespérer les jeunes gens que sont nos élèves. Or l’œuvre de Delbo nous paraît tout à fait propice à cela. En effet, sans jamais céder à la facilité ou édulcorer ce qu’elle a vécu, Charlotte Delbo témoigne également dans son œuvre de ce qui lui a permis de survivre à la déportation, de ses forces de vie.

En abordant certains passages de Auschwitz et Après ou bien de ses autres œuvres, il sera possible de faire rayonner aussi auprès des élèves ces forces : la solidarité tout d’abord, incessamment présente entre ces femmes qui nouent au camp une amitié d’une puissance extrême : de nombreux passages témoignent de leur permanente sollicitude les unes envers les autres, de l’habitude de se soutenir dans la marche, de se protéger mutuellement du froid pendant les appels. Ces passages qui jalonnent le texte, y compris parmi les pages les plus sombres de l’œuvre, sont d’autant plus puissants qu’ils sont relativement rares dans la littérature sur les camps. On remarque par exemple que Charlotte et ses compagnes s’appellent par leurs prénoms, au plus noir de l’enfer, luttant ainsi contre la déshumanisation à l’œuvre. Au cœur des bribes de récits déchirés, chaque prénom murmuré jaillit comme une affirmation des êtres.

Autre force de l’auteur, les mots qui sauvent ou, plus précisément la capacité de Charlotte Delbo à se remémorer ses souvenirs et à faire le récit des jours heureux d’autrefois, à mettre en mots les petites joies de la vie ordinaire, à anticiper ceux du retour espéré. Ses récits, elle les fait ou invite vigoureusement ses compagnes à les faire, et ils sont de puissants vecteurs de vie dans ce monde de mort : « Parler, c’était faire des projets pour le retour, parce que croire au retour était une manière de forcer la chance. Celles qui avaient cessé de croire au retour étaient mortes[2]. »

La littérature enfin et en particulier le théâtre, sera une compagne essentielle. De nombreux textes de Delbo[3] évoquent les rêveries de la narratrice nourries de personnages littéraires venus la secourir, l’accompagner dans l’enfer de la déportation. Au camp de Raisko puis à celui de Ravensbrück, elle récite Le Misanthrope de Molière pendant l’appel, retranscrivant de mémoire et à elle seule le texte de l’auteur. Là encore, elle raconte les pièces à ses camarades, décrivant les gestes des personnages, récitant les répliques[4]. Elle ira jusqu’à leur faire jouer en grand secret Le Malade imaginaire.

Aborder l’œuvre de Delbo en classe, c’est donc bien se trouver aux confins du « Mal absolu » et de « cette soif absolue dans le Bien » auquel Elie Wiesel veut croire. C’est pouvoir dire la destruction et la possibilité de survivre, l’annihilation de l’homme et sa survivance en dépit de tout.

Nous proposons ici trois parcours possibles dans l’œuvre qui en explorent trois dimensions essentielles mais non exhaustives : la question du langage de l’art et de la quête du sens ; la question de la déshumanisation ; la question du corps.

Pour chacun de ces parcours, on trouvera un corpus de textes propices à une étude en classe. Le cas échéant, nous mettons en lien certains de ces passages avec des vidéos de témoignages du site memoiresdesdeportations.org qui pourraient les éclairer utilement du point de vue historique. Ces vidéos peuvent être exploitées par le professeur de français avec ses élèves mais sont également susceptibles d’accompagner une approche interdisciplinaire riche et naturellement pertinente de l’œuvre menée conjointement avec le professeur d’histoire.

Enfin, chaque corpus est accompagné de documents complémentaires : extraits d’œuvres permettant d’approfondir la question posée par le groupement de textes, proposition de lectures cursives, œuvres d’art.

Premier parcours : langage, art et quête de sens

« Nous ne savons pas répondre avec vos mots à vous

et nos mots à nous

vous ne les comprenez pas[5] »

L’idée que face à un tel degré d’horreur les mots nous trahissent, ne peuvent en définitive exprimer l’indicible, est une idée centrale dans la littérature de la Shoah. Devant l’impensable, le langage ne peut plus servir à dénommer le réel : les mots restent inchangés mais la réalité est telle qu’ils sont inutilisables pour décrire ce qui s’est passé. Cette inadéquation fondamentale entre le mot et la chose tient naturellement à l’expérience « extraordinaire » de la réalité concentrationnaire.

« Il y a, dans l’histoire des camps, “quelque chose”, présent chez les survivants, qui ne peut être ni défini ni décrit en termes humains. La mort vécue ne peut pas se raconter, pas plus qu’on ne peut regarder le soleil en face ou rester indéfiniment sous l’eau. Auschwitz ne peut pas être « mis en mots », ni en images, ni en sons. »

C’est ainsi que l’exprime par exemple Joseph Bialot, dans la préface de C’est en hiver que les jours rallongent[6]. Cette idée a été développée par Marie-Laure Lepetit dans un article[7]. On y trouvera en particulier une proposition de séquence propédeutique, susceptible d’introduire le parcours que nous proposons ici.

En effet, Delbo ouvre son récit sur cette idée que les mots mentent, participent sans le dire du massacre en trompant les victimes : Auschwitz est un lieu où plus rien n’a de sens : la gare n’est pas une gare, le voyage n’est pas un voyage, l’arrivée n’est pas une arrivée (texte n°1).

« Elle qui regarde, sait, nous qui lisons, nous savons. Dire « arriver » et « partir » c’est faire entendre l’atroce du sort de celui qui croit qu’il arrive, avec l’image du soulagement que convoque le mot, alors que la réalité, que sait celle qui les regardait comme le lecteur qui entend le mot, est justement de ne jamais arriver[8]. »

Plus encore, cette mise à l’index inaugurale du langage prépare dès l’abord le lecteur à ce que les mots ne signifient plus, même pour lui qui croit savoir. Mais qui ne sait pas. Pour suivre l’auteur dans cette expérience fondamentalement incommunicable, il devra donc abandonner tous ses repères, et en premier lieu ceux de la langue.

Mais dans un mouvement parallèle, Delbo montre également et au contraire que les mots dans ce contexte létal retrouvent parfois leur sens plein, un sens idéel, plus dur, plus intense, au-delà des clichés des mots du récit (texte n°2). La « soif » ici atteint par exemple un sens inédit, devenant pleinement lui-même, redonnant son plein pouvoir au mot. Delbo revient sans cesse à ces mots surgis du passé, mensongers, liés à une mémoire qui ne signifie plus rien : le « printemps » du camp et le « printemps » de l’existence quotidienne sont deux réalités différentes, mais évoquées par le même mot, elles finissent par se superposer en un tableau grotesque et surréaliste (texte n°4). Et pourtant, ces mots qui disent malgré tout, convoquent le passé et le font revivre, en une sorte de longue prétérition.

Dans le sillage du langage qui se dérobe, l’art lui-même semble être mensonger : ainsi la musique de l’orchestre ment, qui joue, cynique, la « veuve joyeuse » dans cet univers de mort (texte n°3).

Ce sont enfin les mots des SS qui mentent et piègent, comme dans ce passage de l’appel où le texte lu et traduit semble inviter les plus faibles à un traitement de faveur, alors qu’il est en réalité un piège de mort (texte n°5).

Cette idée fondamentale que le langage manque, fait défaut, recouvre donc divers phénomènes langagiers dans cette œuvre de Delbo. D’une part, dans l’enfer du camp, les mots usuels sont imparfaits, ne conviennent plus pour décrire l’extrême, l’inédit, l’inqualifiable. (Textes 2 et 4, mais aussi texte 1, dans une certaine mesure). D’autre part, les mots trompent parce qu’ils ont été utilisés à des fins mensongères par les nazis[9] (Textes 3 et 5, mais aussi texte 1 – pour lequel, on est subtilement entre les deux). Enfin, les mots de l’écrivain a posteriori ne sont pas à même de redire le vécu car le souvenir du vécu dépasse l’entendement. « Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce que j’ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique », écrit Charlotte Delbo en exergue de son livre.  Elle met ainsi l’accent sur l’énonciation (le fait d’être sincère) plutôt que sur l’énoncé. L’expérience étant impossible à retranscrire, l’écrit ne peut pas dire le vrai.

Extrait n°1 : L’arrivée (p. 9-11) [10]

« RUE DE L’ARRIVÉE, RUE DU DÉPART

Il y a les gens qui arrivent. Ils cherchent des yeux dans la foule de ceux qui attendent ceux qui les attendent. Ils les embrassent et ils disent qu’ils sont fatigués du voyage.

Il y a les gens qui partent. Ils disent au revoir à ceux qui ne partent pas et ils embrassent les enfants.
Il y a une rue pour les gens qui arrivent et une rue pour les gens qui partent.

Il y a un café qui s’appelle “À l’arrivée” et un café qui s’appelle “Au départ”.

Il y a des gens qui arrivent et il y a des gens qui partent.

Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent

une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus.

C’est la plus grande gare du monde.

C’est à cette gare qu’ils arrivent, qu’ils viennent de n’importe où.

Ils y arrivent après des jours et après des nuits

ayant traversé des pays entiers

ils y arrivent avec les enfants même les petits qui ne devaient pas être du voyage.

Ils ont emporté les enfants parce qu’on ne se sépare pas des enfants pour ce voyage-là.

Ceux qui en avaient ont emporté de l’or parce qu’ils croyaient que l’or pouvait être utile.

Tous ont emporté ce qu’ils avaient de plus cher parce qu’il ne faut pas laisser ce qui est cher quand on part au loin.

Tous ont emporté leur vie, c’était surtout sa vie qu’il fallait prendre avec soi.

Et quand ils arrivent

ils croient qu’ils sont arrivés

en enfer

possible. Pourtant ils n’y croyaient pas.

Ils ignoraient qu’on prît le train pour l’enfer mais puisqu’ils y sont ils s’arment et se sentent prêts à l’affronter

avec les enfants les femmes les vieux parents

avec les souvenirs de famille et les papiers de famille.

Ils ne savent pas qu’à cette gare-là on n’arrive pas.

Ils attendent le pire – ils n’attendent pas l’inconcevable.

Et quand on leur crie de se ranger par cinq, hommes d’un côté, femmes et enfants de l’autres, dans une langue qu’ils ne comprennent pas, ils comprennent aux coups de bâton et se rangent par cinq puisqu’ils s’attendent à tout.

Les mères gardent les enfants contre elles – elles tremblaient qu’ils leur fussent enlevés – parce que les enfants ont faim et soif et sont chiffonnés de l’insomnie à travers tant de pays. Enfin, on arrive, elles vont pouvoir s’occuper d’eux.

Et quand on leur crie de laisser les paquets, les édredons et les souvenirs sur le quai, ils les laissent parce qu’ils doivent s’attendre à tout et ne veulent s’étonner de rien. Ils disent « on verra bien », ils ont déjà tant vu et ils sont fatigués du voyage.

La gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. »

Pour aller plus loin :

Témoignages en écho à écouter sur le site memoiresdesdeportations.org [11]

La sélection, p. 11-17

« La déportation des Juifs d’Europe et des Tziganes à Auschwitz-Birkenau/Le Génocide »

« La sélection à l’arrivée des convois »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/selection-larrivee-des-convois-1051/theme/la-deportation-des-juifs-deurope-et-des-tziganes-auschwitz-birkenau-le-genocide-1075/type/uvideo

La mise à mort, p. 16-19

« La déportation des Juifs d’Europe et des Tziganes à Auschwitz-Birkenau/Le Génocide »

« Centre de mise à mort »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/la-deportation-des-juifs-deurope-et-des-tziganes-auschwitz-birkenau-le-genocide-1075/theme/centre-de-mise-mort-1570/type/uvideo

« Apprendre l’existence des gazages »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/apprendre-lexistence-des-gazages-836/theme/la-deportation-des-juifs-deurope-et-des-tziganes-auschwitz-birkenau-le-genocide-1075/type/uvideo

Extrait n°2 : La soif (p. 112-113)

« LA SOIF

La soif, c’est le récit des explorateurs, vous savez, dans les livres de notre enfance. C’est dans le désert. Ceux qui voient des mirages et marchent vers l’insaisissable oasis. Ils ont soif trois jours. Le chapitre pathétique du livre. À la fin du chapitre, la caravane du ravitaillement arrive, elle s’était égarée sur les pistes brouillées par la tempête. Les explorateurs crèvent les outres, ils boivent. Ils boivent et ils n’ont plus soif. C’est la soif du soleil, du vent chaud. Le désert. Un palmier en filigrane sur le sable roux.

Mais la soif du marais est plus brulante que celle du désert. La soif du marais dure des semaines. Les outres ne viennent jamais. La raison chancelle. La raison est terrassée par la soif. La raison résiste à tout, elle cède à la soif. Dans le marais, pas de mirage, pas l’espoir d’oasis. De la boue, de la boue. De la boue et pas d’eau.

Il y a la soif du matin et la soif du soir.

Il y a la soif du jour et la soif de la nuit.

Le matin au réveil, les lèvres parlent et aucun son ne sort des lèvres. L’angoisse s’empare de tout votre être, une angoisse aussi fulgurante que celle du rêve. Est-ce cela, d’être mort ? Les lèvres essaient de parler, la bouche est paralysée. La bouche ne forme pas de parole quand elle est sèche, qu’elle n’a plus de salive. Et le regard part à la dérive, c’est le regard de la folie. Les autres disent : “Elle est folle, elle est devenue folle pendant la nuit”, et elles font appel aux mots qui doivent réveiller la raison. Il faudrait leur expliquer. Les lèves s’y refusent. Les muscles de la bouche veulent tenter les mouvements de l’articulation et n’articulent pas. Et c’est le désespoir de l’impuissance à leur dire l’angoisse qui m’a étreinte, l’impression d’être morte et de le savoir. »

Pour aller plus loin :

Témoignage en écho à écouter sur le site memoiresdesdeportations.org

« Situations concentrationnaires /L’individu, son corps »

« La soif »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/situations-concentrationnaires-lindividu-son-corps-1039/theme/la-soif-1043/type/uvideo

Extrait n°3 : l’orchestre (p. 167-169)

« L’ORCHESTRE

Il se tenait sur un terre-plein près de la porte.

Celle qui dirigeait avait été célèbre à Vienne. Toutes étaient bonnes musiciennes. Elles avaient subi un examen pour être choisies parmi un grand nombre. Elles devaient le sursis à la musique.

Parce qu’avec la belle saison il avait fallu un orchestre. À moins que ce fût le nouveau commandant. Il aimait la musique. Quand il commandait de jouer pour lui, il faisait distribuer aux musiciennes un demi-pain en supplément. Et quand les arrivants descendaient des wagons pour aller en rangs à la chambre à gaz, il aimait que ce fût au rythme d’une marche gaie.

Elles jouaient le matin lorsque les colonnes partaient. En passant, nous devions prendre le pas. Après, elles jouaient des valses. Des valses qu’on avait entendues ailleurs dans un lointain aboli. Les entendre-là était intolérable.

Assises sur des tabourets, elles jouent. Ne regardez pas les doigts de la violoncelliste, ni ses yeux quand elle joue, vous ne pourriez le supporter.

Ne regardez pas les gestes de celle qui dirige. Elle parodie celle qu’elle était dans ce grand café de Vienne où elle dirigeait un orchestre féminin, déjà, et cela se voit, qu’elle pense à ce qu’elle était autrefois.

Toutes portent une jupe plissée bleu marine, un corsage clair, un foulard lavande sur la tête. Elles sont ainsi vêtues pour donner le pas aux autres qui vont aux marais dans des robes avec lesquelles elles dorment, autrement les robes ne sécheraient jamais.

Les colonnes sont parties. L’orchestre reste un moment encore.

Ne regardez pas, n’écoutez pas, surtout s’il joue “La Veuve joyeuse” pendant que, derrière les seconds barbelés, des hommes sortent un à un d’une baraque et que les kapos avec des ceinturons frappent un à un les hommes qui sortent et qui sont nus.

Ne regardez pas l’orchestre qui joue “La Veuve joyeuse”.

N’écoutez pas. Vous n’entendriez que les coups sur le dos des hommes et le bruit métallique que fait la boucle quand le ceinturon vole.

Ne regardez pas les musiciennes qui jouent cependant que des hommes squelettiques et nus sortent sous les coups qui les font chanceler. Ils vont à la désinfection, parce qu’il y a décidément trop de poux dans cette baraque.

Ne regardez pas la violoniste. Elle joue sur un violon qui serait celui de Yehudi si Yehudi n’était au-delà de miles d’océan. C’est le violon de quel Yehudi ?

Ne regardez pas, n’écoutez pas.

Ne pensez pas à tous les Yehudis qui avaient emporté leur violon. »

Pour aller plus loin :

Témoignage en écho à écouter sur le site memoiresdesdeportations.org [12]

« Système concentrationnaire /Organisation »

« L’orchestre »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/systeme-concentrationnaire-organisation-1034/theme/orchestre-1293/type/uvideo

Extrait n°4 : Le printemps (p. 175-179)

« Le soleil brillait – pâle comme à l’est. Le ciel était très bleu. Quelque part le printemps chantait.

Le printemps chantait dans ma mémoire – dans ma mémoire.

Ce chant me surprenait tant que je n’étais pas sûre de l’entendre. Je croyais l’entendre en rêve. Et j’essayais de le nier, de ne plus l’entendre, et je regardais d’un regard désespéré mes compagnes autour de moi. Elles étaient agglutinées là, au soleil, dans l’espace qui séparait les baraques des barbelés. Les barbelés si blancs dans le soleil.

Ce dimanche-là.

Un dimanche extraordinaire parce que c’était un dimanche de repos et qu’il était permis de s’asseoir par terre.

Toutes les femmes étaient assises dans la poussière de boue séchée en un troupeau misérable qui faisait penser à des mouches sur un fumier. Sans doute à cause de l’odeur. L’odeur était si dense et si fétide qu’on croyait respirer, non pas dans l’air, mais dans un fluide autre plus épais et visqueux qui enveloppait et isolait cette partie de la terre d’une atmosphère surajoutée où ne pouvaient se mouvoir que des êtres adaptés.

Nous.
Puanteur de diarrhée et de charogne. Au-dessus de cette puanteur le ciel était bleu. Et dans ma mémoire le printemps chantait.

Pourquoi seul de tous ces êtres avais-je conservé la mémoire ? Dans ma mémoire le printemps chantait. Pourquoi cette différence ?

Les pousses des saules scintillent argentées dans le soleil – un peuplier plie sous le vent – l’herbe est si verte que les fleurs du printemps brillent de couleurs surprenantes. Le printemps baigne tout d’un air léger, léger, enivrant. Le printemps monte à la tête. Le printemps est cette symphonie qui éclate de toutes parts, qui éclate, qui éclate.

Qui éclate. – Dans ma tête à éclater.

Et de ma mémoire ne s’éveillent que des images si pauvres que les larmes me viennent de désespoir.

Au printemps, se promener le long des quais et les platanes du Louvre sont de si fine ciselure auprès des marronniers déjà feuillus des Tuileries.

Au printemps, traverser le Luxembourg avant le bureau. Des enfants courent dans les allées, le cartable sous le bras. Des enfants. Penser à des enfants ici.

Au printemps, le merle de l’acacia sous la fenêtre se réveille avant l’aube. Dès avant l’aube il apprend à siffler. Il siffle encore mal. Nous ne sommes qu’au début d’avril.

Pourquoi avoir laissé à moi seulement la mémoire ? Et ma mémoire ne trouve que des clichés. « Mon beau navire, ô ma mémoire » … Où es-tu, ma vraie mémoire ? Où es-tu, ma mémoire terrestre ?

Le ciel était très bleu, d’un bleu si bleu sur les poteaux de ciment blancs et les barbelés blancs aussi, d’un bleu si bleu que le réseau des fils électriques paraissait plus blanc, plus implacable,

ici rien n’est vert

ici rien n’est végétal

ici rien n’est vivant.

Loin au-delà des fils, le printemps voltige, le printemps frissonne, le printemps chante. Dans ma mémoire.

Pourquoi avoir gardé le souvenir des rues aux pavés sonores, des fifres du printemps sur les bancs des marchands de légumes au marché, des flèches de soleil sur le parquet blond au réveil, le souvenir des rires et des chapeaux, des cloches dans l’air du soir, des premières blouses et des anémones ?

Ici, le soleil n’est pas du printemps. C’est le soleil de l’éternité, c’est le soleil d’avant la création. Et j’avais gardé la mémoire du soleil qui brille sur la terre des vivants, du soleil sur la terre des blés.

Sous le soleil de l’éternité, la chaire cesse de palpiter, les paupières bleuissent, les mains se fanent, les langues gonflent noires, les bouches pourrissent.

Ici, en dehors du temps, sous le soleil d’avant la création, les yeux pâlissent. Les yeux s’éteignent. Les lèvres palissent. Les lèvres meurent.

Toutes les paroles sont depuis longtemps flétries

Tous les mots sont depuis longtemps décolorés

Graminée – ombrelle – source – une grappe de lilas – l’ondée – toutes les images sont depuis longtemps livides.

Pourquoi ai-je gardé la mémoire ? Je ne puis retrouver le goût de ma salive dans ma bouche au printemps – le goût d’une tige d’herbe qu’on suce. Je ne puis retrouver l’odeur des cheveux où joue le vent, sa main rassurante et sa douceur.

Ma mémoire est plus exsangue qu’une feuille d’automne

Ma mémoire a oublié la rosée

Ma mémoire a perdu sa sève. Ma mémoire a perdu tout son sang.

C’est alors que le cœur doit s’arrêter de battre – s’arrêter de battre – de battre. »

Extrait n°5 : « En vérité, qui peut supporter l’appel ? » (p. 38-39)

« En vérité, qui peut supporter l’appel ? Qui peut rester debout immobile des heures ? En pleine nuit. Dans la neige. Sans avoir mangé, sans avoir dormi. Qui peut supporter ce froid pendant des heures ?

Quelques-unes lèvent la main.

Le SS les fait sortir des rangs. Les compte. Trop peu. Doucement, il dit encore une phrase et Marie-Claude traduit encore : “Il demande s’il n’y en a pas d’autres, âgées ou malades, qui trouvent l’appel trop dur le matin.” D’autres mains se lèvent. Alors Magda, vite, pousse Marie-Claude du coude et Marie-Claude, sans changer de ton : “Mais il vaut mieux ne pas le dire.” Les mains qui s’étaient levées s’abaissent. Sauf une. Une petite vieille toute petite qui se hausse sur les pointes, tendant et agitant le bras, aussi haut qu’elle peut tant elle craint qu’on ne la voie pas. Le SS s’éloigne. La petite vieille s’enhardit : “Moi, monsieur. J’ai soixante-sept ans.” Ses voisines lui font “chut ! ” Elle se fâche. Pourquoi l’empêcherait-on, s’il y a un régime moins rude pour les malades et les vieilles, pourquoi l’empêcherait-on d’en bénéficier ? Désespérée d’avoir été oubliée, elle crie. D’une voix aiguë et vieille comme elle, elle crie : “Moi, monsieur. J’ai soixante-sept ans.” Le SS entend, se retourne : “Komm” et elle se joint au groupe formé tout à l’heure, que le médecin SS escorte au block 25. »

Textes et documents complémentaires

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947

« De même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu’on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d’avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons “faim”, nous disons “fatigue”, “peur” et “douleur”, nous disons “hiver”, et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine. Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle ; celui qui nous manque pour expliquer ce que c’est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche. »

Robert Antelme, L’Espèce humaine, 1947

« Les types sortent des blocks, ils vont renifler un peu la Libération. Ceux de notre block ne peuvent pas aller sur la grand place du camp, parce qu’ils ont encore leurs poux ; alors, ceux qui peuvent encore marcher vont sur l’avenue qui longe le barbelé. Là, il y a des tas d’ordures qui brûlent, et, comme il fait froid, ils se chauffent aux foyers. Les quelques soldats qui sont de ce côté ont déjà donné leurs cigarettes. Il n’y a rien à dire ni à faire ; on regarde les soldats avec leurs mitraillettes, et on se chauffe près des ordures.

Les hommes ont déjà repris contact avec la gentillesse. Ils croisent de très près les soldats américains, ils regardent leur uniforme. Les avions qui passent très bas leur font plaisir à voir. Ils peuvent faire le tour du camp s’ils le désirent, mais s’ils voulaient sortir on leur dirait – pour l’instant – simplement : “C’est interdit, veuillez rentrer”.

On est gentil avec ceux, et eux aussi sont gentils. Quand on leur dit : “Vous allez manger”, ils le croient. Depuis hier, ils ne se méfient plus de rien. Cependant, ils ne peuvent pas dire que ces soldats-là les aiment particulièrement. Ce sont des soldats. Ils viennent de loin, du Texas, par exemple, ils ont vu beaucoup de choses. Cependant, ils ne s’attendaient pas à cela. Ils viennent de soulever le couvercle d’une drôle de marmite. C’est une drôle de ville. Il y a des morts par terre, au milieu des ordures, et des types qui se promènent autour. Il y en a qui regardent lourdement les soldats. Il y en a aussi, couchés par terre, les yeux ouverts, qui ne regardent plus rien. Il y a aussi des types qui parlent correctement et qui savent des choses sur la guerre. Il y a aussi des types qui s’assoient à côté des ordures et qui gardent la tête basse. Indéfiniment.

Il n’y a pas grand-chose à leur dire, pensent peut-être les soldats. On les a libérés. On est leur muscle et leurs fusils. Mais on n’a rien à dire. C’est effroyable, oui, vraiment ! , ces Allemands sont plus que des barbares ! Frightful, yes, frightful ! Oui, vraiment, effroyable.

Quand le soldat dit cela à haute voix, il y en a qui essayent de lui raconter des choses. Le soldat, d’abord écoute, puis les types ne s’arrêtent plus : ils racontent, ils racontent, et bientôt le soldat n’écoute plus. Certains hochent la tête et sourient à peine en regardant le soldat, de sorte que le soldat pourrait croire qu’ils le méprisent un peu. C’est que l’ignorance du soldat apparaît, immense. Et au détenu, sa propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en bloc. Devant le soldat, il sent déjà surgir en lui sous cette réserve, le sentiment qu’il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie, intransmissible.

D’autres encore disent avec le soldat et sur le même ton que lui : “Oui, c’est effroyable ! ”. Ceux-ci sont bien plus humbles que ceux qui ne parlent pas. En reprenant l’expression du soldat, ils lui laissent penser qu’il n’y a pas de place pour un autre jugement que celui qu’il porte ; ils lui laissent croire que lui, soldat qui vient d’arriver, qui est propre et fort, a bien saisi toute cette réalité, puisque eux-mêmes, détenus, disent en même temps que lui, la même chose, sur le même ton ; qu’ils l’approuvent en quelque sorte.

Enfin, certains semblent avoir tout oublié. Ils regardent le soldat sans le voir.

Les histoires que les types racontent sont toutes vraies. Mais il faut beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité, et, dans ces histoires, il n’y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité. Ici, il faudrait tout croire, mais la vérité peut être plus lassante à entendre qu’une fabulation. Un bout de vérité suffirait, un exemple, une notion. Mais chacun ici n’a pas qu’un exemple à proposer, et il y a des milliers d’hommes. Les soldats se baladent dans une ville où il faudrait ajouter bout à bout toutes les histoires, où rien n’est négligeable. Mais personne n’a ce vice. La plupart des consciences sont vite satisfaites et, avec quelques mots, se font de l’inconnaissable une opinion définitive. Alors, ils finissent par nous croiser à l’aise, se faire au spectacle de ces milliers de morts et de mourants. (Plus tard même, lorsque Dachau sera en quarantaine à cause du typhus, il arrivera que l’on mette en prison des détenus qui veulent à tout prix sortir du camp.)

Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend. »

Paul Celan – Poésie « Toi aussi parle », 1963

« Toi aussi parle

parle comme le dernier

dit ton message

Parle –

Mais ne sépare pas le oui du non

Donne aussi le sens à ton message :

donne lui l’ombre.

Donne-lui assez d’ombre,

donne-lui en tant,

que tu en sais autour de toi partagée

entre minuit et midi et minuit.

Regarde alentour,

vois, comment ce qui t’entoure devient vivant –

Par la mort ! Vivant !

Celui dit vrai, qui parle d’ombre.

Mais voici que s’étiole l’endroit où tu es ;

Maintenant où aller, à découvert d’ombre, où aller ?

Monte vers le haut en tâtonnant.

Plus grêle tu deviens, plus méconnaissable, plus fin !

Plus fin : un fil,

où l’étoile veut descendre :

pour nager en bas, tout en bas,

là où elle se voit luire : dans la houle

des mots errants. »

Elie Wiesel, extrait de la Préface à la deuxième édition (2007) de La Nuit, 1957

« Certes, à un certain moment il m’était devenu clair que puisque l’Histoire sera un jour jugée, je devais témoigner pour ses victimes, mais je ne savais pas comment m’y prendre. J’avais trop de choses à dire, mais pas les mots pour le dire. Conscient de la pauvreté de mes moyens, je voyais le langage se transformer en obstacle. On aurait dû inventer un autre langage. Trahie, corrompue, pervertie par l’ennemi, comment pouvait-on réhabiliter et humaniser la parole ? La faim, la soif, la peur, le transport, la sélection, le feu et la cheminée : ces mots signifient certaines choses, mais en ce temps-là, elles signifiaient autre chose. Ecrivant dans ma langue maternelle, meurtrie elle aussi, je m’arrêtais à chaque phrase en me disant : “Ce n’est pas ça”. Je recommençais. Avec d’autres verbes, avec d’autres images, d’autres larmes muettes. Ce n’était toujours pas ça. Mais “ça”, c’est quoi exactement ? C’est ce qui se dérobe, ce qui se voile pour ne pas être volé, usurpé, profané. Les mots existants, sortis du dictionnaire, me paraissaient maigres, pauvres, pâles. Lesquels employer pour raconter le dernier voyage dans des wagons plombés vers l’inconnu ? Et la découverte d’un univers dément et froid où c’était humain d’être inhumain, où des hommes en uniforme disciplinés et cultivés venaient tuer, alors que les enfants ahuris et les vieillards épuisés y arrivaient pour mourir ? Et la séparation, dans la nuit en flammes, la rupture de tous les liens, l’éclatement de toute une famille, de toute une communauté ? Et la disparition d’une petite fille juive sage et belle, aux cheveux d’or et au sourire triste, tuée avec sa mère, la nuit même de leur arrivée ? Comment les évoquer sans que la main tremble et que le cœur se fende à tout jamais ?

Tout au fond de lui-même, le témoin savait, comme il le sait encore parfois, que son témoignage ne sera pas reçu. Seuls ceux qui ont connu Auschwitz savent ce que c’était. Les autres ne le sauront jamais.

Au moins, comprendront-ils ?

Pourront-ils comprendre, eux pour qui c’est un devoir humain, noble et impératif de protéger les faibles, guérir les malades, aimer les enfants et respecter et faire respecter la sagesse des vieillards, oui, pourront-ils comprendre comment, dans cet univers maudit, les maîtres s’acharnaient à torturer les faibles, à tuer les malades, à massacrer les enfants et les vieillards ?

Est-ce parce que le témoin s’exprime si mal ? La raison est différente. Ce n’est pas parce que, maladroit, il s’exprime pauvrement que vous ne comprendrez pas ; c’est parce que vous ne comprendrez pas qu’il s’exprime si pauvrement.

Et pourtant, tout au fond de son être il savait que dans cette situation-là, il est interdit de se taire, alors qu’il est difficile sinon impossible de parler.

Il fallait donc persévérer. Et parler sans paroles. Et tenter de se fier au silence qui les habite, les enveloppe et les dépasse. Et tout cela, avec le sentiment qu’une poignée de cendres là-bas, à Birkenau, pèse plus que tous les récits sur ce lieu de malédiction. Car, malgré tous mes efforts pour dire l’indicible, “ce n’est toujours pas ça” ».

Proposition de lecture cursive pour explorer la question du langage : La question humaine, François Emmanuel, 2000.

« Ne pas entendre.

Ne pas voir.

Prononcer des mots propres, qui ne tâchent pas. »

Proposition de film pour explorer la question du langage : Inglorious Basterds, Quentin Tarentino, 2009.

Deuxième parcours : la déshumanisation à l’œuvre

« Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain, sauf sa faculté de penser et d’imaginer. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser, la force de penser[13]. »

La question de la déshumanisation traverse également la littérature de la Shoah. On pense naturellement à Si c’est un homme de Primo Levi, dans lequel la dénégation de l’humain est un fil rouge qui hante l’auteur. Si les nazis s’emploient à déshumaniser les détenus, processus reconnu comme essentiel dans la machine de mort, nombre d’auteurs évoquent également combien les SS eux-mêmes y perdaient leur humanité.

Chez Delbo, on sera particulièrement attentif à la force du langage, au pouvoir de l’écriture qui fait surgir des hommes et des femmes, les convoque puis les renvoie au néant, mimant ainsi le processus de destruction (texte n°1). On mesure d’emblée le pouvoir démiurgique de l’écriture qui procède à la création des hommes (convoqués avec une économie de moyens extrême et pourtant si efficaces) et à leur retour à la cendre.

Tout dans l’œuvre participe de cette tension entre l’affirmation de l’homme et son anéantissement. Le titre tout d’abord, repris d’un vers d’Apollinaire, qui interroge ici de par son aspect paradoxal : puisque de fait certaines reviendront, au premier rang desquelles Delbo elle-même, que comprendre si ce n’est la disparition de l’être lui-même au camp ? Tantôt réifié (textes 2 ou 5), tantôt animalisé (textes 3 ou 4), le déporté est nié à chaque instant dans sa qualité de personne. Tout dans l’écriture rend compte de cet effondrement de l’être, de son amenuisement progressif. Pourtant, chez Delbo, l’écriture même témoigne aussi, dans un mouvement parallèle, de sa lutte et de sa survie.

Extrait n°1 : « Il y a ceux… » (p. 13-18)

« Il y a ceux qui viennent de Varsovie avec de grands châles et des baluchons noués

il y a ceux qui viennent de Zagreb les femmes avec des mouchoirs sur la tête

il y a ceux qui viennent du Danube avec des tricots faits à la veillée dans des laines multicolores

il y a ceux qui viennent de Grèce, ils ont emporté des olives noires et du rahat-lokoum

il y a ceux qui viennent de Monte-Carlo

ils étaient au casino

ils sont en frac avec un plastron que le voyage a tout cassé

ils ont des ventres et ils sont chauves

ce sont de gros banquiers qui jouaient à la banque

il y a des mariés qui sortaient de la synagogue avec la mariée en blanc et en voile toute fripée d’avoir couché à même le plancher du wagon

le marié en noir et en tube les gants salis

les parents et les invités, les femmes avec des sacs à perles

qui tous regrettent de n’avoir pu passer à la maison mettre un costume moins fragile.

Le rabbin se tient droit et marche le premier. Il a toujours été un exemple aux autres.

Il y a les fillettes d’un pensionnat avec leurs jupes plissées toutes pareilles, leurs chapeaux à ruban bleu qui flotte. Elles tirent bien leurs chaussettes en descendant. Et elles vont gentiment par cinq comme à la promenade du jeudi, se tenant par la main et ne sachant. Que peut-on faire aux petites filles d’un pensionnat qui sont avec la maîtresse ? La maîtresse leur dit : “Soyons sages, les petites”. Elles n’ont pas envie de n’être pas sages.

Il y a les vieilles gens qui recevaient des nouvelles des enfants en Amérique. Ils ont de l’étranger l’idée que leur en donnaient les cartes postales. Rien ne ressemblait à ce qu’ils voient ici. Les enfants ne le croiront jamais.

Il y a les intellectuels. Ils sont médecins ou architectes, compositeurs ou poètes, ils se distinguent à la démarche et aux lunettes. Eux aussi ont vu beaucoup dans leur vie. Ils ont beaucoup étudié. Certains ont même beaucoup imaginé pour faire des livres et rien de leurs imaginations ne ressemble à ce qu’ils voient ici.

Il y a tous les ouvriers fourreurs des grandes villes et tous les tailleurs pour hommes et pour dames, tous les confectionneurs qui avaient émigré à l’Occident et qui ne reconnaissent pas ici la terre des ancêtres.

Il y a le peuple inépuisable des villes où les hommes occupent chacun son alvéole et ici maintenant cela fait d’interminables rangs et on se demande comment tout cela pouvait tenir dans les alvéoles superposés des villes.

Il y a une mère qui calotte son enfant cinq ans peut-être parce qu’il ne veut pas lui donner la main et qu’elle veut qu’il reste tranquille à côté d’elle. On risque de se perdre on ne doit pas se séparer dans un endroit inconnu et avec tout ce monde. Elle calotte son enfant et nous qui savons ne le lui pardonnons pas. D’ailleurs ce serait la même chose si elle le couvrait de baisers.

Il y a ceux qui avaient voyagé dix-huit jours qui étaient devenus fous et s’étaient entretués dans les wagons et

ceux qui avaient été étouffés pendant le voyage tant ils étaient serrés

évidemment ceux-là ne descendent pas.

Il y a une petite fille qui tient sa poupée sur son cœur, on asphyxie aussi les poupées.

Il y a deux sœurs en manteau blanc qui se promenaient et qui ne sont pas rentrées pour le dîner. Les parents sont encore inquiets.

Par cinq ils prennent la rue de l’arrivée. C’est la rue du départ ils ne savent pas. C’est la rue qu’on ne prend qu’une fois.

Ils marchent bien en ordre – qu’on ne puisse rien leur reprocher.

Ils arrivent à une bâtisse et ils soupirent. Enfin ils sont arrivés.

Et quand on crie aux femmes de se déshabiller elles déshabillent les enfants d’abord en prenant garde de ne pas les réveiller tout à fait. Après des jours et des nuits de voyage ils sont nerveux et grognons

et elles commencent à se déshabiller devant les enfants tant pis

et quand on leur donne à chacune une serviette elles s’inquiètent est-ce que la douche sera chaude parce que les enfants prendraient froid

et quand les hommes par une autre porte entrent dans la salle de douche nus aussi elles cachent les enfants contre elles.

Et peut-être alors tous comprennent-ils.

Et cela ne sert de rien qu’ils comprennent maintenant puisqu’ils ne peuvent le dire à ceux qui attendent sur le quai

à ceux qui roulent dans les wagons éteints à travers tous les pays pour arriver ici

à ceux qui sont dans des camps et appréhendent le départ parce qu’ils redoutent le climat ou le travail et qu’ils ont peur de laisser leurs biens

à ceux qui se cachent dans les montagnes et dans les bois et qui n’ont plus la patience de se cacher. Arrive que devra ils retourneront chez eux. Pourquoi irait-on les chercher chez eux ils n’ont jamais fait de mal à personne

à ceux qui n’ont pas voulu se cacher parce qu’on ne peut pas tout abandonner

à ceux qui croyaient avoir mis les enfants à l’abri dans un pensionnat catholique où ces demoiselles sont si bonnes.

On habillera un orchestre avec les jupes plissées des fillettes. Le commandant veut qu’on joue des valses viennoises le dimanche matin.

Une chef de block fera des rideaux pour donner à sa fenêtre un air de chambre avec l’étoffe sacrée que le rabbin portait sur lui pour célébrer l’office quoi qu’il lui advînt en quelque lieu qu’il se trouvât.

Une kapo se déguisera avec l’habit et le tube du marié son amie avec le voile et elles joueront à la noce le soir quand les autres sont couchées mortes de fatigue. Les kapos peuvent s’amuser elles ne sont pas fatiguées le soir.

On distribuera aux Allemandes malades des olives noires et du lokoum mais elles n’aiment pas les olives de Calamata ni les olives en général.

Et tout le jour et toute la nuit

tous les jours et toutes les nuits les cheminées fument avec ce combustible de tous les pays d’Europe

des hommes près des cheminées passent leurs journées à passer les cendres pour retrouver l’or fondu des dents en or. Ils ont tous de l’or dans la bouche ces juifs et ils sont tant que cela fait des tonnes.

Et au printemps des hommes et des femmes répandent les cendres sur les marais asséchés pour la première fois labourés et fertilisent le sol avec du phosphate humain.

Ils ont un sac attaché sur le ventre et ils plongent la main dans la poussière d’os humains qu’ils jettent à la volée en peinant sur les sillons avec le vent qui leur renvoie la poussière au visage et le soir ils sont tout blancs, des rides marquées par la sueur qui a coulé sur la poussière. »

Extrait n°2 : Les mannequins (p. 29-30)

« Regardez, vous avez vu, dans la cour…

– Oh ! » Yvonne P. laisse retomber sa cuiller. Elle n’a plus faim.

Le carreau grillagé donne sur la cour du block 25, une cour fermée de mur. Il y a une porte qui ouvre dans le camp, mais si cette porte s’ouvre quand vous passez, vite vous courez, vous vous sauvez, vous ne cherchez à voir ni la porte ni ce qu’il peut y avoir derrière. Vous vous enfuyez. Nous, par le carreau, nous pouvons voir. Nous ne tournons jamais la tête de ce côté.

“Regardez. Regardez.”

D’abord, on doute de ce qu’on voit. Il faut les distinguer de la neige. Il y en a plein la cour. Nus. Rangés les uns contre les autres. Blancs, d’un blanc qui fait bleuté sur la neige. Les têtes sont rasées, les poils du pubis droits, raides. Les cadavres sont gelés. Blancs avec les ongles marron. Les orteils dressés sont ridicules à vrai dire. D’un ridicule terrible.

Boulevard de Courtais, à Montluçon. J’attendais mon père aux Nouvelles Galeries. C’était l’été, le soleil était chaud sur l’asphalte. Un camion était arrêté, que des hommes déchargeaient. On livrait des mannequins pour la vitrine. Chaque homme prenait dans ses bras un mannequin qu’il déposait à l’entrée du magasin. Les mannequins étaient nus, avec les articulations voyantes. Les hommes les portaient précieusement, les couchaient près du mur, sur le trottoir chaud.

Je regardais. J’étais troublée par la nudité des mannequins. J’avais souvent vu des mannequins dans la vitrine, avec leur robe, leurs souliers et leur perruque, leur bras plié dans un geste maniéré. Je n’avais jamais pensé qu’ils existaient nus, sans cheveux. Je n’avais jamais pensé qu’ils existaient en dehors de la vitrine, de la lumière électrique, de leur geste. Le découvrir me donnait le même malaise que de voir un mort pour la première fois.

Maintenant les mannequins sont couchés dans la neige, baignés dans la clarté d’hiver qui me fait ressouvenir du soleil sur l’asphalte.

Celles qui sont couchées là dans la neige, ce sont nos camarades d’hier. Hier elles étaient debout à l’appel. Elles se tenaient cinq par cinq en rangs, de chaque côté de la Lagerstrasse. Elles partaient au travail, elles se traînaient vers les marais. Hier elles avaient faim. Elles avaient des poux, elles se grattaient. Hier elles avalaient la soupe sale. Elles avaient la diarrhée et on les battait. Hier elles souffraient. Hier elles souhaitaient mourir.

Maintenant elles sont là, cadavres nus dans la neige. Elles sont mortes au block 25. La mort au block 25 n’a pas la sérénité qu’on attend d’elle, même ici. »

Pour aller plus loin :

Témoignage en écho à écouter sur le site memoiresdesdeportations.org [14]

« Situations concentrationnaires /L’individu, son corps »

« Cadavres – Morts »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/situations-concentrationnaires-lindividu-son-corps-1039/theme/cadavres-morts-1079/type/uvideo

Extrait n°3 : « Comme un canard sans tête » (p. 59-62)

« On rentrait. La lumière devenait moins implacable. C’est cela sans doute, le crépuscule. Peut-être aussi que tout se brouillait à nos yeux et les barbelés si nets tout à l’heure et la neige étincelante, maintenant tachée de diarrhée. Des flaques sales. La fin de la journée. Des mortes jonchaient la neige, dans les flaques. Il fallait quelquefois les enjamber. Elles nous étaient d’ordinaires obstacles. Il nous était impossible de ressentir quoi que ce fût encore. Nous marchions. Des automates marchaient. Des statues de froid marchaient. Des femmes épuisées marchaient.

Nous allions, quand Josée, dans le rang qui nous précédait, se tournant vers nous, dit : “Quand vous arriverez à la porte, il faudra courir. Faites passer.” Elle croit que je n’entends pas et répète : “Il faudra courir.” L’ordre se transmettait sans éveiller en nous aucune volonté de l’exécuter, aucune image de nous courant. Comme si on avait dit : “S’il pleut, ouvrez votre parapluie.” Aussi saugrenu.

Lorsqu’il se produit une débandade devant nous, nous savons que nous sommes à la porte. Toutes se mettent à courir. Elles courent. Les sabots, les godasses mal assujetties volent de tous côtés sans qu’elles s’en soucient aucunement. Elles courent. Dans une confusion qui serait du grotesque à une statue de glace, elles courent. Lorsque qu’arrive notre tour, lorsque nous arrivons à la porte, nous aussi nous prenons à courir, à courir droit devant nous, décidées sans qu’intervienne notre décision ou notre volonté, à courir jusqu’au bout de notre souffle. Et cela ne nous est plus du tout grotesque. Nous courons. Vers quoi ? Pourquoi ? Nous courons.

Je ne sais pas si j’avais compris qu’il fallait courir parce que, de chaque côté de la porte et le long de la Lagerstrasse, en une double haie, tout ce que le camp comptait de SS en jupes, de prisonnières à brassards ou à blouses de toutes les couleurs et de tous grades, tout cela était armé de cannes, de bâtons, de lanières, de ceinturons de nerfs de bœufs et battaient comme au fléau tout ce qui passait entre les deux haies. Eviter un coup de bâton, c’était tomber juste à temps sous une lanière. Les coups pleuvaient sur les têtes, sur les nuques. Et les furies vociféraient : Schneller ! Schneller ! Plus vite, plus vite, en battant du fléau plus vite, toujours plus vite ce grain qui s’écoulait, courait, courait. Je ne sais pas si j’avais compris qu’il fallait courir parce qu’il y allait de la vie. Je courais. Et il ne venait à aucune de ne pas se conformer à l’absurde. Nous courions, nous courions.

Je ne sais pas si j’ai recomposé, après, toute la scène ou si j’en ai eu tout de suite de moi-même une idée d’ensemble. J’avais pourtant l’impression d’être douée de facultés très aiguës et attentives pour tout voir, tout saisir, tout parer. Je courais.

C’était une course insensée qu’il eût fallu considérer d’un promontoire habituel pour en mesurer tout l’insensé. Il n’était à la portée d’aucune de s’imaginer qu’elle considérait cela de l’extérieur. Nous courions. Schneller ! Schneller ! Nous courions.

Parvenue au fond du camp et hors d’haleine, j’entends quelqu’un dire : “Au block maintenant. Vite. Rentrez au block.” La première voix humaine qu’on entend au réveil. Je me ressaisis et regarde autour de moi. J’avais perdu mes compagnes. D’autres affluaient à ma suite, se reconnaissaient : “Ah, tu es là ? Et Marie ? Et Gilberte ? ”

Je sors de l’hallucination d’où surgissaient les têtes grimaçantes, les têtes de furies congestionnées, échevelées. Schneller. Schneller. Et la Drexler qui avec la courbe de sa canne crochetait une de mes voisines. Qui ? Qui était-ce ? Impossible de me souvenir et cependant je voyais son visage, son expression immobilisée net par le col étranglé de derrière, Drexler qui tirait sur la canne, faisant tomber la femme, la jetant de côté. Qui était-ce donc ? Et cette fuite affolée où seul un spectateur du dehors aurait vu la folie, car nous nous étions aussitôt pliées au fantastique et nous avions oublié les réflexes de l’être normal en face de l’extravagant. »

Extrait n°4 : « Des insectes à formes humaines » (p. 76-79)

« L’outil à la main, nous descendons dans le marais. Nous nous enfonçons dans le brouillard plus dense du marais. Nous ne voyons rien devant nous. Nous glissons dans des trous, dans des fossés. Les SS hurlent. Assurés sur leurs bottes, ils vont et viennent et font courir. Ils délimitent le carré à travailler. Il faut reprendre à l’entame des bêches de la veille. Sur une ligne dont les extrémités se perdent dans le brouillard, comme autant d’insectes en silhouettes, d’insectes misérables et désarmés, les femmes se mettent en place, se courbent. Tout hurle. Les SS, les anweiserines, les kapos. Il faut planter la bêche dans la glace, attaquer la terre, en tirer des mottes, mettre ces mottes dans la trague que deux posent en bordure du sillon creusé par les bêches. Quand la trague est remplie, elles repartent. Elles marchent douloureusement, les épaules arrachées par la charge. Elles vont vider la trague sur une montagne de mottes qu’elles gravissent en trébuchant, en tombant. Les porteuses font une ronde ininterrompue qui chavire, se rattrape, plis sous le poids, renverse la trague au sommet du tas et revient se placer devant une bêcheuse. Tout au long du parcours, les coups de bâton sur la nuque, les coups de badine sur les tempes, les coups de lanière sur les reins. Les hurlements. Les hurlements. Les hurlements qui hurlent jusqu’aux confins invisibles du marais. Ce ne sont pas les insectes qui hurlent. Les insectes sont muets.

Pour les bêcheuses, les coups viennent de derrière. Elles sont trois furies qui vont et reviennent et frappent tout sur leur passage, sans s’arrêter un instant, criant, criant toujours les mêmes mots, les mêmes injures répétées dans cette langue incompréhensible, frappant à tour de rôle, à tour de bras, de préférence les mêmes, celles qu’elles ont remarquées, celle-ci parce qu’elle est petite et peine trop sur sa bêche, celle-là parce qu’elle est grande et que sa taille les défie, cette autre parce que ses mains saignent d’engelures. Les SS à l’écart ont fait un feu de branches. Ils se chauffent. Leurs chiens se chauffent avec eux. Quand les hurlements atteignent le paroxysme, ils s’en mêlent, hurlent et frappent aussi. Sans savoir. Sans raison. A coups de pied. A coup de poing. Alors il se fait un silence sur le marais, comme si la brume s’épaississait et feutrait le bruit, Puis les hurlements crèvent à nouveau le silence. »

Extrait n°5 : Le mannequin (p.140)

« De l’autre côté de la route, il y a un terrain où les SS vont dresser les chiens. On les voit s’y rendre, avec leurs chiens qu’ils tiennent en laisse, attachés deux par deux. Le SS qui marche en tête porte un mannequin. C’est une grande poupée de son habillée comme nous. Costume rayé décoloré, crasseux, aux manches trop longues. Le SS la tient par un bras. Il laisse traîner les pieds qui raclent les cailloux. Ils lui ont même attaché des socques aux pieds.

Ne regarde pas. Ne regarde pas ce mannequin qui traîne par terre. Ne te regarde pas. »

Pour aller plus loin :

Témoignage en écho à écouter sur le site memoiresdesdeportations.org [15]

« Situations concentrationnaires /L’individu, son corps »

« Cadavres – Morts »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/situations-concentrationnaires-lindividu-son-corps-1039/theme/cadavres-morts-1079/type/uvideo

Textes et documents complémentaires

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947

« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions subsiste. Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux milles petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humbles des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher. Ces choses-là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.

Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare quand on a tout perdu de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort, le cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au plus, le critère d’utilité. On comprendra alors le double sens du terme ‘camp d’extermination’ et ce que nous entendons par l’expression “toucher le fond”. »

Extrait du discours d’Imre Kertesz recevant le Prix Nobel de Littérature, 2002 (traduction : Natalia et Charles Zaremba)

« On dit à mon propos – pour m’en féliciter ou pour me le reprocher – que je suis l’écrivain d’un seul thème, l’Holocauste. Je ne trouve rien à y redire, pourquoi n’accepterais-je pas, avec quelques réserves, la place qui m’a été attribuée sur l’étagère idoine des bibliothèques ? En effet, quel écrivain aujourd’hui n’est pas un écrivain de l’Holocauste ? Je veux dire qu’il n’est pas nécessaire de choisir expressément l’Holocauste comme sujet pour remarquer la dissonance qui règne depuis des décennies dans l’art contemporain en Europe. De plus : il n’y a, à ma connaissance, pas d’art valable ou authentique où on ne sente pas la cassure qu’on éprouve en regardant le monde après une nuit de cauchemars, brisé et perplexe. Je n’ai jamais eu la tentation de considérer les questions relatives à l’Holocauste comme un conflit inextricable entre les Allemands et les Juifs ; je n’ai jamais cru que c’était l’un des chapitres du martyre juif qui succède logiquement aux épreuves précédentes ; je n’y ai jamais vu un déraillement soudain de l’histoire, un pogrome d’une ampleur plus importante que les autres ou encore les conditions de la fondation d’un Etat juif. Dans l’Holocauste, j’ai découvert la condition humaine, le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans de culture et de morale. »

Robert Antelme, L’Espèce humaine, 1947

« Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n’en arrive. Les chiens dorment d’un sommeil sain et repu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l’air se gorge d’eau. Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l’heure au soleil. Ils sont là, tout près, on doit pouvoir les toucher, caresser cet immense pelage. Qu’est-ce qui se caresse et comment caresse-t-on ? Qu’est-ce qui est doux aux doigts, qu’est-ce qui est seulement à être caressé ?

Jamais on n’aura été aussi sensible à la santé de la nature. Jamais on n’aura été aussi près de confondre la toute-puissance de l’arbre qui sera sûrement encore vivant demain. On a oublié tout ce qui meurt, tout ce qui pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades et seules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature, parce que l’on n’y voit aucun génie qui s’exerce contre elles et les poursuive. Nous nous sentons comme ayant pompé tout pourrissement possible. Ce qui est dans cette salle apparaît comme la maladie extraordinaire, et notre mort comme la seule véritable. Si ressemblant aux bêtes, toute bête nous est devenue somptueuse ; si semblable à toute plante pourrissante, le destin de cette plante nous paraît aussi luxueux que de celui qui s’achève par la mort dans le lit. Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon la loi authentique – les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes – apparaît aussi somptueuse que la nôtre “véritable” dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n’y a pas d’ambigüité, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n’est autre chose qu’un moment culminant de l’histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien « monde véritable » auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s’il y avait des espèces – ou plus exactement comme si l’appartenance à l’espèce n’était pas sûre, comme si l’on pouvait y entrer et en sortir, n’y être qu’à demi ou y parvenir pleinement, ou n’y jamais parvenir même au prix de générations -, la division en races ou en classes étant le canon de l’espèce et entretenant l’axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : “Ce ne sont pas des gens comme nous.”

Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l’arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir ni la bête ni l’arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c’est au moment où le masque a emprunté la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu’il tombe. Et si nous pensons alors cette chose qui, d’ici, est certainement la chose la plus considérable que l’on puisse penser : “Les SS ne sont que des hommes comme nous” ; si, entre les SS et nous – c’est-à-dire dans le moment le plus fort de distance entre les êtres, dans le moment où la limite de l’asservissement des uns et la limite de la puissance des autres semblent devoir se figer dans un rapport surnaturel – nous ne pouvons apercevoir aucune différence substantielle en face de la nature et en face de la mort, nous sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une espèce humaine. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d’exploités, d’asservis et impliquerait par là même, l’existence de variétés d’espèces, est faux et fou ; et que nous en tenons ici la preuve, et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu’une de celles de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose. »

Raphaël Esrail, L’espérance d’un baiser, 2017

« Être néant mais être néanmoins ; encore un peu. Dans la “société mortuaire” d’Auschwitz, nous sommes des condamnés, des êtres-à-tuer, des non-êtres. Cette espèce d’existence désespérante, sans avenir, dont la seule perspective est la mort, ouvre sur l’idée du suicide. Pourtant, ils sont rares. Durant onze mois dans ce camp, j’en entends parler trois ou quatre fois “seulement”. Il s’agit d’électrocutions sur les barbelés, un des seuls moyens.

L’espoir demeure donc, fortement appuyé sur la raison. Les pensées tournent en boucle et s’échangent : ces hommes sont des monstres, pas des dieux ; ils sont faillibles ; des forces de liberté doivent en triompher, et sont même en train d’en triompher. Nous venions du monde “normal” et là-bas, nous savions les difficultés qu’ils rencontraient déjà sur différents fronts. La plupart de celles et ceux entrés au camp sont jeunes. Lorsque l’on croise sur la route de l’usine, entre Kommandos, on se fait un geste du bras, caractéristique, d’encouragement, on se dit “Azoi”, “Tiens le coup ! ”.

La “société” d’Auschwitz est très organisée, rigide, pyramidale. Elle repose sur la terreur, la menace permanente de la mise à mort. Les SS dominent, ils ont tout pouvoir sur nous, jusqu’à celui de donner la mort. Je ne l’ai pas vu ; mais cela était courant dans les premiers temps, en 1942. Les anciens, qui avaient réussi à survivre depuis, nous le disaient. Aucun compte ne leur est sans doute demandé étant donné l’activité principale du tuer qui est de tuer des Juifs, tous les Juifs qui arrivent là. Ce sont aussi les SS qui font les “sélections » et supervisent les gazages. La déshumanisation structure leur pensée et leurs actes. Leur vocabulaire en témoigne : un camarade me traduit la question adressée par un SS à un Kapo après un appel : “Combien de pièces ? ” Nous sommes des “pièces”, des Stücke. Leur langue dit, et en même temps, elle fait. »

Proposition de lecture cursive pour explorer la question de la déshumanisation : Si c’est un homme, Primo Levi, 1947.

Proposition d’œuvre d’art pour explorer la question de la déshumanisation : une installation de Boltanski, Réserve Canada, 1990.

Troisième parcours : le corps

« Ce n’est rien de mourir

en somme

quand c’est proprement

mais dans la diarrhée

dans la boue

dans le sang

et que ça dure

que ça dure longtemps[16] »

Parce que le système concentrationnaire travaille à déshumaniser ses victimes, à les dépouiller de leurs singularités, de leurs histoires particulières, le corps qui demeure lui par-delà les atteintes faites à la personne, occupe une place centrale dans les récits des déportés[17].

Corps meurtri, corps martyr, il est souvent décrit par Charlotte Delbo comme fragmenté, disloqué : ici une jambe, celle d’Alice, là des doigts, des pieds (texte n°1), une bouche asséchée (texte n°3). Tout comme d’autres femmes déportées, Delbo décrira aussi l’horreur de la féminité perdue, de la féminité broyée (texte n°4).

« Ô vous qui leur dîtes adieu au seuil d’une prison ou au seuil de votre mort au matin terni de longues veillées funèbres, heureux que vous ne puissiez voir ce qu’ils ont fait de vos femmes, de leur poitrine que vous osiez une dernière fois effleurer au seuil de la mort, des seins de femmes si doux toujours, d’une si bouleversante douceur à vous qui partiez mourir – vos femmes[18]. »

Comme souvent, la langue de Delbo peut évoquer mêlées la monstruosité, la barbarie, mais aussi la beauté et la tendresse : injuriées, mutilées, elles n’en sont pas moins présentes dans le texte, réaffirmées par lui.

Pudique, d’une extrême délicatesse, le regard de Delbo se porte cependant rarement sur son propre corps : c’est le corps des femmes en général qu’elle évoque, celui de toutes ses compagnes, et à travers le collectif le sien propre. « Nous », « vous » (texte n°1), les pronoms pluriels protègent dans l’écriture l’intimité déjà brutalisé par les bourreaux. Lorsque le corps de « la femme dans le fossé » (texte n°5) est finalement mis à mort, dans une extrême cruauté, Delbo mêle son agonie à celle de son petit chien Flac en une vision hallucinée. Et ici encore, les corps de toutes les femmes se mêlent « Nous ne savons pas si le cri vient d’elle ou de nous, de sa gorge crevée ou de la nôtre. » Toutes souffrent dans ce corps martyr et si les crocs du chien se resserrent sur la gorge de l’une, toutes hurlent.

Extrait n°1 : Les pieds (p. 72-73)

« Les marais. La plaine couverte de marais. Les marais à l’infini. La plaine glacée à l’infini.

Nous sommes attentives qu’à nos pieds. De marcher en rangs crée une sorte d’obsession. On regarde toujours les pieds qui vont devant soi. Vous avez ces pieds qui avancent, pesamment, avancent devant vous, ces pieds que vous évitez et que vous ne rattrapez jamais, ces pieds qui précèdent toujours les vôtres, toujours, même la nuit dans un cauchemar de piétinement, ces pieds qui vous fascinent à tel point que vous les verriez encore, si vous étiez au premier rang, ces pieds qui trainent ou qui butent, qui avancent. Qui avant avec leur bruit inégal, leur pas déréglé. Et si vous êtes derrière une qui est pieds nus parce qu’on lui a volé ces chaussures, ces pieds nus qui vont dans le verglas ou la boue, ces pieds nus, nus dans la neige, ces pieds torturés que vous voudriez ne plus voir, ces pieds pitoyables que vous craignez de heurter, vous tourmentent jusqu’au malaise. Parfois, un sabot quitte un pied, échoue devant vous, vous gêne comme une mouche en été. Vous n’arrêtez pas pour ce sabot que l’autre se baisse pour ramasser. Il faut marcher. Vous marchez. Et vous dépassez la traînarde, qui est rejetée hors du rang sur le bas-côté de la route, qui court pour rattraper sa place et ne distingue plus ses compagnes maintenant englouties dans le flot des autres, et du regard cherche leurs pieds, car elle sait les identifier aux godasses. Vous marchez. Vous marchez sur la route lisse comme une patinoire, ou gluante de boue. De boue glaiseuse rouge où les semelles attachent. Vous marchez. Vous marchez vers les marais noyés de brouillard. Vous marchez sans rien voir, les yeux rivés aux pieds qui marchent devant vous. Vous marchez. Vous marchez dans la plaine couverte de marais. Les marais jusqu’à l’horizon. Dans la plaine sans bord, la plaine glacée. Vous marchez. »

Extrait n°2 : L’appel (p. 100-104)

« C’est l’appel. Tous les blocks rendent leurs ombres. Avec des mouvements gourds de froid et de fatigue une foule titube vers la Lagerstrasse. La foule s’ordonne par rangs de cinq dans une confusion de cris et de coups. Il faut longtemps pour que se rangent toutes ces ombres qui perdent pied dans le verglas, dans la boue ou dans la neige, toutes ces ombres qui se cherchent et se rapprochent pour être au vent glacé de moindre prise possible.

Puis le silence s’établit.

Le cou dans les épaules, le thorax rentré, chacune met ses mains sous les bras de celle qui est devant elle. Au premier rang, elles ne peuvent le faire, on les relaie. Dos contre poitrine, nous nous tenons serrées, et tout en établissant ainsi pour toutes une même circulation, un même réseau sanguin, nous sommes toutes glacées. Anéanties par le froid. Les pieds, qui restent extrémités lointaines et séparées, cessent d’exister. Les godasses étaient encore mouillées de la neige ou de la boue d’hier, de tous les hiers. Elles ne sèchent jamais.

Il faudra rester des heures immobiles dans le froid et dans le vent. Nous ne parlons pas. Les paroles glacent sur nos lèvres. Le froid frappe de stupeur tout un peuple de femmes qui restent debout immobiles. Dans la nuit. Dans le froid. Dans le vent.

Nous restons debout immobiles et l’admirable est que nous restions debout. Pourquoi ? Personne ne pense “à quoi bon” ou bien ne le dit pas. À la limite de nos forces, nous restons debout.

Je suis debout au milieu de mes camarades et je pense que si un jour je reviens et si je veux expliquer cet inexplicable, je dirai : “Je me disais : il faut que tu tiennes, il faut que tu tiennes debout pendant tout l’appel. Il faut que tu tiennes aujourd’hui encore. C’est parce que tu auras tenu aujourd’hui encore que tu reviendras si un jour tu reviens.” Et ce sera faux. Je ne me disais rien. Je ne pensais rien. La volonté de résister était sans doute dans un ressort beaucoup plus enfoui et secret qui s’est brisé depuis, je ne saurais jamais. Et si les mortes avaient exigé de celles qui reviendraient qu’elles rendissent des comptes, elles en seraient incapables. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien. J’étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette.

Je suis debout au milieu de mes camarades. Je ne regarde pas les étoiles. Elles sont coupantes de froid. Je ne regarde pas les barbelés éclairés blanc dans la nuit. Ce sont des griffes de froid. Je ne regarde rien. Je vois ma mère avec ce masque de volonté durcie qu’est devenu son visage. Ma mère. Loin. Je ne regarde rien. Je ne pense rien.

Chaque bouffée aspirée est si froide qu’elle met à vif tout le circuit respiratoire. Le froid nous dévêt. La peau cesse d’être cette enveloppe protectrice bien fermée qu’elle est au corps, même au chaud du ventre. Les poumons claquent dans le vent de glace. Du linge sur une corde. Le cœur est rétréci de froid, contracté, contracté à faire mal, et soudain je sens quelque chose qui casse, là, à mon cœur. Mon cœur se décroche de sa poitrine et de tout ce qui l’entoure et le cale en place. Je sens une pierre qui tombe à l’intérieur de moi, tombe d’un coup. C’est mon cœur. Et un merveilleux bien-être m’envahit. Comme on est bien, débarrassé de ce cœur fragile et exigeant. On se détend dans une légèreté qui doit être celle du bonheur. Tout fond en moi, tout prend la fluidité du bonheur. Je m’abandonne et c’est doux de s’abandonner à la mort, plus doux qu’à l’amour et de savoir que c’est fini, fini de souffrir et de lutter, fini de demander l’impossible à ce cœur qui n’en peut plus. Le vertige dure moins qu’un éclair, assez pour toucher un bonheur qu’on ne savait pas exister.

Et quand je reviens à moi, c’est au choc des gifles que m’applique Viva sur les joues, de toute sa force, en serrant la bouche, en détournant les yeux. Viva est forte. Elle ne s’évanouit pas à l’appel. Moi, tous les matins. C’est un moment de bonheur indicible. Viva ne devra jamais le savoir.

Elle dit et dit encore mon nom qui m’arrive lointain du fond du vide – c’est la voix de ma mère que j’entends. La voix se fait dure : “Du cran. Debout.” Et je sens que je tiens après Viva autant que l’enfant après sa mère. Je suis suspendue à elle qui m’a retenue de tomber dans la boue, dans la neige d’où on ne se relève pas. Et il me faut lutter pour choisir entre cette conscience qui est souffrance et cet abandon qui était bonheur, et je choisis parce que Viva me dit : “Du cran. Debout.” Je ne discute pas son ordre, pourtant j’ai envie de céder une fois, une fois puisque ce sera la seule. C’est si facile de mourir ici. Seulement laisser aller son cœur. »

Pour aller plus loin :

Témoignage en écho à écouter sur le site memoiresdesdeportations.org [19]

« Situations concentrationnaires /L’individu, son corps »

« L’appel »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/situations-concentrationnaires-lindividu-son-corps-1039/theme/lappel-1271/type/uvideo

Extrait n°3 : La soif (p. 112-114)

« LA SOIF

La soif, c’est le récit des explorateurs, vous savez, dans les livres de notre enfance. C’est dans le désert. Ceux qui voient des mirages et marchent vers l’insaisissable oasis. Ils ont soif trois jours. Le chapitre pathétique du livre. À la fin du chapitre, la caravane du ravitaillement arrive, elle s’était égarée sur les pistes brouillées par la tempête. Les explorateurs crèvent les outres, ils boivent. Ils boivent et ils n’ont plus soif. C’est la soif du soleil, du vent chaud. Le désert. Un palmier en filigrane sur le sable roux.

Mais la soif du marais est plus brulante que celle du désert. La soif du marais dure des semaines. Les outres ne viennent jamais. La raison chancelle. La raison est terrassée par la soif. La raison résiste à tout, elle cède à la soif. Dans le marais, pas de mirage, pas l’espoir d’oasis. De la boue, de la boue. De la boue et pas d’eau.

Il y a la soif du matin et la soif du soir.

Il y a la soif du jour et la soif de la nuit.

Le matin au réveil, les lèvres parlent et aucun son ne sort des lèvres. L’angoisse s’empare de tout votre être, une angoisse aussi fulgurante que celle du rêve. Est-ce cela, d’être mort ? Les lèvres essaient de parler, la bouche est paralysée. La bouche ne forme pas de parole quand elle est sèche, qu’elle n’a plus de salive. Et le regard part à la dérive, c’est le regard de la folie. Les autres disent : “Elle est folle, elle est devenue folle pendant la nuit.”, et elles font appel aux mots qui doivent réveiller la raison. Il faudrait leur expliquer. Les lèves s’y refusent. Les muscles de la bouche veulent tenter les mouvements de l’articulation et n’articulent pas. Et c’est le désespoir de l’impuissance à leur dire l’angoisse qui m’a étreinte, l’impression d’être morte et de le savoir.

Dès que j’entends leur bruit, je cours aux bidons de tisane. Ce ne sont pas les outres de la caravane. Des litres et des litres de tisane, mais divisés en petites portions, une pour chacune, et toutes boivent encore que j’ai déjà bu. Ma bouche n’est pas même humectée et toujours les paroles se refusent. Les joues collent aux dents, la langue est dure, raide, les mâchoires bloquées, et toujours cette impression d’être morte, d’être morte et de le savoir. Et l’épouvante grandit dans les yeux. Je sens grandir l’épouvante dans mes yeux jusqu’à la démence. Tout sombre, tout échappe. La raison n’exerce plus de contrôle. La soif. Est-ce que je respire ? J’ai soif. Faut-il sortir pour l’appel ? Je me perds dans la foule, je ne sais où je vais. J’ai soif. Fait-il plus froid ou moins froid, je ne le sens pas. J’ai soif, soif à crier. Et le doigt que je passe sur mes gencives éprouve le sec de ma bouche. Ma volonté s’effondre. Reste une idée fixe : boire.

Et si la blockhova m’envoie porter son livre, quand je trouve dans son réduit la bassine de tisane savonneuse dans laquelle elle s’est lavée, mon premier mouvement est d’écarter la mousse sale, de m’agenouiller près de la bassine et d’y boire à la manière d’un chien qui lape d’une langue souple. Je recule. De la tisane de savon où elles ont lavé leurs pieds. Au bord de la déraison, je mesure à quel point la soif me fait perdre le sens. »

Pour aller plus loin :

Témoignage en écho à écouter sur le site memoiresdesdeportations.org

« Situations concentrationnaires /L’individu, son corps »

« La soif »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/situations-concentrationnaires-lindividu-son-corps-1039/theme/la-soif-1043/type/uvideo

Extrait n°4 : « Toutes ces chairs qui avaient perdu la carnation… » (p. 172-174)

« LE PRINTEMPS

Toutes ces chairs qui avaient perdu la carnation et la vie de la chair s’étalaient dans la boue séchée en poussière, achevaient au soleil de se flétrir, de se défaire – chairs brunâtres, violacées, grises toutes -, elles se confondaient si bien avec le sol de poussière qu’il fallait faire effort pour distinguer là des femmes, pour distinguer dans ces peaux plissées qui pendaient des seins de femmes – des seins vides.

Ô vous qui leur dites adieu au seuil d’une prison ou au seuil de votre mort au matin terni de longues veillées funèbres, heureux que vous ne puissiez voir ce qu’ils ont fait de vos femmes, de leur poitrine que vous osiez une dernière fois effleurer au seuil de la mort, des seins de femmes si doux toujours, d’une si bouleversante douceur à vous qui partiez mourir – vos femmes.

Il fallait faire effort pour distinguer des visages dans les traits où les prunelles n’éclairaient plus, des visages qui avaient couleur de cendre ou de terre, taillés dans des souches pourrissantes ou détachées d’un bas-relief très ancien mais que le temps n’aurait pu atténuer au saillant des pommettes – un fouillis de têtes – têtes sans chevelure, incroyablement petites – têtes de hiboux à l’arcade sourcilière disproportionnée – ô tous ces visages sans regard – têtes et visages, corps contre des corps à demi couchés dans la boue séchée en poussière.

D’entre les haillons – auprès de quoi ce que vous appelez haillons, vous, serait draperies – d’entre les loques terreuses apparaissaient des mains – des mains apparaissaient parce qu’elles bougeaient, parce que les doigts pliaient et se crispaient, parce qu’ils fourrageaient les haillons, fouillaient les aisselles, et les poux entre les ongles des pouces craquaient. Du sang faisait une tache brune sur les ongles qui écrasaient les poux.

Ce qui restait de vie dans les yeux et dans les mains vivait encore par ce geste – mais les jambes dans la poussière – jambes nues suintantes d’abcès, creusées de plaies – les jambes dans la poussière étaient inertes comme des pilons de bois – inertes – pesantes

les têtes penchées tenaient aux cous comme des têtes de bois – pesantes

et les femmes qui à la chaleur du premier soleil dépouillaient leurs loques pour les épouiller, découvrant leur cou qui n’était plus que nœuds et cordes, leurs épaules qui étaient clavicules plutôt, leur poitrine où les seins n’empêchaient pas qu’on vît les côtes – cerceaux

toutes ces femmes appuyées les unes aux autres, immobiles dans la boue séchée en poussière, répétaient sans savoir

– elles savaient, vous savez – cela est plus terrible encore

répétaient la scène qu’elles mourraient le lendemain – ou un jour tout proche

car elles mourraient le lendemain ou un jour tout proche car chacune meurt mille fois sa mort.

Le lendemain ou un jour tout proche, elles seraient cadavres dans la poussière qui succédait à la neige et à la boue de l’hiver. Elles avaient tenu tout l’hiver – dans les marais, dans la boue, dans la neige. Elles ne pouvaient pas aller au-delà du premier soleil. »

Extrait n°5 : « Car cela devient une histoire » (p. 45-49)

« Et maintenant je suis dans un café à écrire cette histoire – car cela devient une histoire.

Une éclaircie. Est-ce l’après-midi ? Nous avons perdu le sentiment du temps. Le ciel apparaît. Très bleu. D’un bleu oublié. Des heures se sont écoulées depuis que j’ai réussi à ne plus regarder la femme dans le fossé. Y est-elle encore ? Elle a atteint le haut du talus – comment a-t-elle pu ? – et elle s’est arrêtée là. Ses mains sont attirées par la neige qui scintille. Elle en prend une poignée qu’elle porte à ses lèvres avec un geste d’une lenteur exaspérante qui doit lui coûter une peine infinie. Elle suce la neige. Nous comprenons pourquoi elle a quitté le rang, cette résolution sur ses traits. Elle voulait de la neige propre pour ses lèvres tuméfiées. Depuis l’aube elle était fascinée par cette neige propre qu’elle voulait atteindre. De ce côté-ci, la neige que nous avons piétinée est noire. Elle suce sa neige mais elle semble n’en avoir plus envie. Cela ne désaltère pas, la neige, quand on a la fièvre. Tous ces efforts pour une poignée de neige qui est à sa bouche une poignée de sel. Sa main retombe, sa nuque ploie. Une tige fragile qui devrait se casser. Son dos s’arrondit, avec les omoplates qui ressortent sous l’étoffe mince du manteau. C’est un manteau jaune, du jaune de notre chien Flac qui était devenu tellement maigre après sa maladie et dont tout le corps s’arrondissait en squelette d’oiseau du muséum au moment qu’il allait mourir. La femme va mourir.

Elle ne nous regarde plus. Elle gît dans la neige, le corps recroquevillé. La colonne vertébrale arquée, Flac va mourir – le premier être que je voyais mourir. Maman, Flac est devant la porte du jardin. Il est tout recroquevillé. Il tremble. André dit qu’il va mourir.

“Il faut que je me relève, que je me relève. Il faut que je marche. Il faut que je lutte encore. Ne m’aideront-elles pas ? Aidez-moi donc vous toutes qui êtes là les bras vides.”

Maman, viens vite, Flac va mourir.

“Je sais pourquoi elles ne m’aident pas. Elles sont mortes. Elles sont mortes. Ah ! elles paraissent vivantes parce qu’elles tiennent debout appuyées les unes aux autres. Elles sont mortes. Moi je ne veux pas mourir.”

Sa main s’agite une fois encore comme un cri – et elle ne crie pas. Dans quelle langue crierait-elle si elle criait ?

Voici une morte qui s’avance vers elle. Mannequin dans le vêtement rayé. En deux pas la morte l’a rejointe, la tire par un bras, la traîne sur notre côté pour qu’elle reprenne sa place dans les rangs. La pèlerine noire de la SS s’est approchée. C’est plutôt un sac jaune sale que la morte traîne vers nous, qui reste là. Des heures. Que pouvons-nous ? Elle va mourir. Flac, vous savez, notre chien jaune qui était si maigre, va mourir. Des heures encore.

Soudain un frémissement parcourt ce tas que fait le manteau jaune dans la boue de neige. La femme essaie de se dresser. Ses mouvements se décomposent dans un ralenti insupportable. Elle s’agenouille, nous regarde. Aucune de nous ne bouge. Elle appuie ses mains au sol – son corps est arqué et maigre comme celui de Flac qui allait mourir. Elle parvient à se mettre debout. Elle titube, cherche où se retenir. C’est le vide. Elle marche. Elle marche dans le vide. Elle est tellement courbée qu’on se demande comment elle ne retombe pas. Non. Elle marche. Elle chancelle mais elle avance. Et les os de sa face portent une volonté qui effraie. Nous la voyons traverser le vide devant nos rangs. Où va-t-elle encore ?

“Pourquoi vous étonnez-vous que je marche ? N’avez-vous pas entendu qu’il m’a appelée, lui, le SS qui est devant la porte avec son chien. Vous n’entendez pas parce que vous êtes mortes.”

La SS en pèlerine noire est partie. Maintenant c’est un SS en vert qui est devant la porte.

La femme s’avance. On croirait qu’elle obéit. Face au SS, elle s’arrête. Son dos est secoué de frissons, son dos arrondi avec les omoplates qui saillent sous le manteau jaune. Le SS tient son chien en laisse. Lui a-t-il donné un ordre, fait un signe ? Le chien bondit sur la femme – sans rugir, sans souffler, sans aboyer. C’est silencieux comme dans un rêve. Le chien bondit sur la femme, lui plante ses crocs dans la gorge. Et nous ne bougeons pas, engluées dans une espèce de visqueux qui nous empêche d’ébaucher même un geste – comme dans un rêve. La femme crie. Un cri arraché. Un seul cri qui déchire l’immobilité de la plaine. Nous ne savons pas si le cri vient d’elle ou de nous, de sa gorge crevée ou de la nôtre. Je sens les crocs du chien à ma gorge. Je crie. Je hurle. Aucun son ne sort de moi. Le silence du rêve.

La plaine. La neige. La plaine.

La femme s’affaisse. Un soubresaut et c’est fini. Quelque chose qui casse net. La tête dans la boue de neige n’est plus qu’un moignon. Les yeux font des plaies sales.

“Toutes ces mortes qui ne me regardent plus.”

Maman, Flac est mort. Il a agonisé longtemps. Puis il s’est traîné jusqu’au perron. Il y a eu un râle qui n’a pas pu sortit de sa gorge et il est mort. On aurait dit qu’il l’avait étranglé.

Le SS tire sur la laisse. Le chien se dégage. Il a un peu de sang à la gueule. Le SS sifflote, s’en va.

Devant la porte du block 25, la couverture aux pieds nus, à la tête rasée, n’a pas cessé de sautiller. La nuit vient.

Et nous restons debout dans la neige. Immobiles dans la plaine immobile.

Et maintenant je suis dans un café à écrire ceci. »

Pour aller plus loin :

Texte en écho à lire sur le site memoiresdesdeportations.org [20]

« Système concentrationnaire /Organisation »

« Les chiens »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/texte/les-chiens-ont-saute-hors-du-wagon-la-gueule-pleine-de-sang

Documents complémentaires

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947

« Pendant des semaines, j’ai considéré ces incitations à l’hygiène comme de simples traits d’esprit typiquement germaniques, du même goût que la plaisanterie sur le bandage herniaire qui nous avait accueillis à notre entrée au Lager. Mais j’ai compris ensuite que leurs auteurs anonymes avaient effleuré, sans doute à leur insu, quelques vérités importantes. Ici, se laver tous les jours dans l’eau trouble d’un lavabo immonde est une- opération pratiquement inutile du point de vue de l’hygiène et de la santé, mais extrêmement importante comme symptôme d’un reste de vitalité, et nécessaire comme instrument de survie morale.

Je dois l’avouer : au bout d’une semaine de captivité, le sens de la propreté m’a complètement abandonné. Me voilà traînant les pieds en direction des robinets, lorsque je tombe sur l’ami Steinlauf, torse nu, occupé à frotter son cou et ses épaules de quinquagénaire sans grand résultat (il n’a pas de savon) mais avec une extrême énergie. Steinlauf m’aperçoit, me dit bonjour et de but en blanc me demande sévèrement pourquoi je ne me lave pas. Et pourquoi devrais-je me laver ? Est-ce que par hasard je m’en trouverais mieux ? Est-ce que je plairais davantage à quelqu’un ? Est-ce que je vivrais un jour, une heure de plus ? Mais pas du tout, je vivrais moins longtemps parce que se laver représente un effort, une dépense inutile de chaleur et d’énergie. Est-ce que par hasard Steinlauf aurait oublié qu’au bout d’une demi-heure passée à décharger des sacs de charbon, il n’y aura plus aucune différence entre lui et moi ? Plus j’y pense et plus je me dis que se laver la figure dans des conditions pareilles est une activité absurde, sinon frivole : une habitude machinale ou, pis encore, la lugubre répétition d’un rite révolu. Nous mourrons tous, nous allons mourir bientôt : s’il me reste dix minutes entre le lever et le travail, j’ai mieux à faire, je veux rentrer en moi-même, faire le point, ou regarder le ciel et me dire que je le vois peut-être pour la dernière fois ; ou même, simplement, me laisser vivre, m’accorder le luxe d’un minuscule moment de loisir.

Mais Steinlauf me rabroue. Sa toilette terminée, le voilà maintenant en train de s’essuyer avec la veste de toile qu’il tenait jusque-là roulée en boule entre ses genoux et qu’il enfilera ensuite, et sans interrompre l’opération il entreprend de me donner une leçon en règle.

Je ne me souviens plus aujourd’hui, et je le regrette, des mots clairs et directs de Steinlauf, l’ex-sergent de l’armée austro-hongroise, croix de fer de la guerre de 14-18. Je le regrette, parce qu’il me faudra traduire son italien rudimentaire et son discours si clair de brave soldat dans mon langage d’homme incrédule. Mais le sens de ses paroles, je l’ai retenu pour toujours : c’est justement, disait-il, parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes ; puisque même ici il est possible de survivre, nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner ; et pour vivre, il est important de sauver au moins l’ossature, la charpente, la forme de la civilisation. Nous sommes des esclaves, certes, privés de tout droit, en butte à toutes les humiliations, voués à une mort presque certaine, mais il nous reste encore une ressource et nous devons la défendre avec acharnement parce que c’est la dernière : refuser notre consentement. Aussi est-ce pour nous un devoir envers nous-mêmes que de nous laver le visage sans savon, dans de l’eau sale, et de nous essuyer avec notre veste. Un devoir, de cirer nos souliers, non certes parce que c’est écrit dans le règlement, mais par dignité et par propriété. Un devoir enfin de nous tenir droits et de ne pas traîner nos sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir.

Tel fut le discours de Steinlauf, homme de bonne volonté: discours accueilli avec une sorte d’étonnement par des oreilles déshabituées, discours compris et accepté en partie seulement, et adouci par une doctrine plus abordable, plus souple et plus modérée, celle-là même qui se transmet depuis des siècles en deçà des Alpes, et selon laquelle entre autres, il n’est pas plus grande vanité que de prétendre absorber tels quels les grands systèmes de morale élaborés par d’autres peuples sous d’autres cieux. Non, la sagesse et la vertu de Steinlauf, bonnes pour lui sans aucun doute, ne me suffisent pas. Face à l’inextricable dédale de ce monde infernal, mes idées sont confuses : est-il vraiment nécessaire d’élaborer un système et de l’appliquer ? N’est-il pas plus salutaire de prendre conscience qu’on n’a pas de système ? »

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947

« Pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu’ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d’animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l’effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes « kazett », neutre singulier. Bien entendu, cela n’empêche pas que beaucoup d’entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu’ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la « Zivilsuppe » au chantier. Mais s’ils le font, c’est surtout pour se débarrasser d’un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu’à ce que le plus fort l’avale ; et que tous les autres s’en repartent, dépités et claudicants. Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les Prominents grands et petits, et jusqu’aux Haftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure. Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que moi aussi j’étais un homme. »

Simone Veil, Une vie, 2010

« Puis les kapos nous ont fait lever et mettre en rang, par ordre alphabétique, et nous sommes passées l’une après l’autre devant des déportés qui nous ont tatouées. Aussitôt m’est venue la pensée que ce qui nous arrivait était irréversible : « On est là pour ne plus sortir. Il n’y a aucun espoir. Nous ne sommes plus des personnes humaines, seulement du bétail. Un tatouage c’est indélébile. » C’était sinistrement vrai. A compter de cet instant, chacune d’entre nous est devenue un simple numéro, inscrit dans sa chair ; un numéro qu’il fallait savoir par cœur, puisque nous avions perdu toute identité. Dans les registres du camp, chaque femme était enregistrée à son numéro avec le prénom Sarah !

Ensuite nous sommes passées au sauna. Les Allemands étaient obsédés par les microbes. Tout ce qui venait de l’extérieur était suspect à leurs yeux ; la folie de la pureté les hantait. Peu leur importait que, par la suite, celles d’entre nous qui ne mourraient pas à la tâche survivent dans la vermine et des conditions d’hygiène épouvantables. A notre arrivée, il fallait à tout prix nous désinfecter. Nous nous sommes donc déshabillées avant de passer sous des jets de douche alternativement froids et chauds, puis, toujours nues, on nous a placées dans une vaste pièce munie de gradins, pour ce qui en effet était une sorte de sauna. La séance parut ne devoir jamais finir. Les mères qui se trouvaient là devaient subir pour la première fois le regard de leurs filles sur leur nudité. C’était très pénible. (…) Après cela, nous sommes passées dans une autre pièce où on nous a lancé des vêtements, n’importe lesquels, des vestes déchirées, des chaussures dépareillées ; pas à notre taille. Le prétexte pour ne pas nous rendre nos habits répondait à la même obsession de propreté : ils n’avaient pas été passés au désinfectant. Ceux qu’on nous donnait, prétendument propres, étaient bourrés de poux. En quelques heures, nous nous sommes ainsi retrouvées démunies de tout ce qui avait fait jusqu’alors ce qu’était chacune de nous. »

Marceline Loridan-Ivens, Et tu n’es pas revenu, 2015

« Je n’aime pas mon corps. C’est comme s’il portait encore la trace du premier regard d’un homme sur moi, celui d’un nazi. Jamais, je ne m’étais montrée nue avant ça, surtout dans ma nouvelle peau de jeune fille qui venait de m’imposer des seins et tout le reste, la pudeur était de rigueur dans les familles. Alors se déshabiller, pour moi, a longtemps été associé à la mort, à la haine, au regard glacé de Mengele, ce démon du camp chargé de la sélection, qui nous faisait tourner nues sur nous-mêmes au bout de sa baguette et décidait qui vivrait ou pas. Je pense être passée devant lui à l’arrivée et au départ, “C’est Mengele”, disaient les autres, je ne savais pas à quoi il ressemblait, je l’ai reconnu sur les photos après la guerre, ses cheveux noirs dont pas un ne bougeait, sa casquette légèrement inclinée d’un côté, ses yeux qui vous transperçaient puis vous envoyaient à droite ou à gauche, sans que l’on sache laquelle des deux mes s’en irait vers la mort. Je me pinçais les joues pour les faire rosir juste avant d’aller devant lui et son équipe de médecins SS méprisants et moqueurs qui nous jaugeaient, j’essayais de cacher mes plaies, les furoncles qui s’infectaient et pourrissaient, je voulais lui montrer un corps encore beau et fort.

Mes orteils gelés sont engourdis à tout jamais. Les infections ont laissé sur mes bras et mes jambes des cercles blanchâtres où la peau est fine et molle. Longtemps, j’ai gardé sur la nuque les traces des coups de bâtons. Et si je suis restée sèche, menue, c’est parce que j’ai souvent pensé devant ma glace, dix, vingt ou trente ans plus tard, Faut que je reste mince et svelte pour pas passer au gaz la prochaine fois.

Je n’ai jamais eu d’enfants. Je n’en ai jamais voulu. Tu me l’aurais sans doute reproché. Le corps des femmes, le mien, celui de ma mère, celui de toutes les autres dont le ventre gonfle puis se vide, a été pour moi définitivement défiguré par les camps. J’ai en horreur la chair et son élasticité. J’ai vu là-bas s’affaisser les peaux, les seins, les ventres, j’ai vu se plier, se friper les femmes, le délabrement des corps en accéléré, jusqu’au décharnement, au dégoût et jusqu’au crématoire. Je détestais notre promiscuité, l’intimité violée, la difformité, le frôlement des silhouettes en fin de course. Nous étions les miroirs les unes des autres. Les corps autour de nous étaient prémonitoires et nous nous reprochions ce que nous étions en train de devenir. Plus aucune femme ne saignait, certaines se demandaient s’ils ne mettaient pas du bromure dans notre nourriture, c’est juste que les cycles de la vie s’étaient interrompus. La maternité n’avait plus de sens, les bébés étaient les premiers envoyés au gaz. Parfois, la beauté résistait vaille que vaille, dessinant des silhouettes plus dignes que d’autres.

“Vous êtes trop belle pour mourir”, avait dit Stenia, la criminelle polonaise devenue sous-chef du camp, à mon amie Simone. Jusqu’au moment où l’on ne se distinguait plus les unes des autres, si ce n’est celles qui tenaient et celles qui abdiquaient. J’ai été des premières. »

Proposition de lecture cursive pour explorer la question du corps : La Douleur, Marguerite Duras, 1985.

« Son visage s’était recouvert d’une douleur intense et muette parce que la nourriture lui était encore refusée, que ça continuait comme au camp de concentration. Et comme au camp, il avait accepté en silence. (…).

S’il avait mangé dès le retour du camp, son estomac se serait déchiré sous le poids de la nourriture, ou bien le poids de celle-ci aurait appuyé sur le cœur (…).

De la bouillie, avait dit le docteur, par cuillers à café. »

Proposition de film pour explorer la question du corps : extraits de Le Fils de Saul, László Nemes, 2015.

Proposition d’œuvre d’art pour explorer la question du corps : Christian Boltanski, Personnes, Monumenta, 2010.

Autres passages de l’œuvre qui pourront être éclairés utilement d’un point de vue historique (ou historiographique) par les vidéos de témoignages du site memoiresdesdeportations.org :

Les numéros, p. 24[21]

« La déportation des Juifs d’Europe et des Tziganes à Auschwitz-Birkenau/Le Génocide »

« Entrée – Enregistrement »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/la-deportation-des-juifs-deurope-et-des-tziganes-auschwitz-birkenau-le-genocide-1075/theme/entree-enregistrement-1187/type/uvideo

La sélection dans le camp, p .31-32 puis p. 59-62

« La déportation des Juifs d’Europe et des Tziganes à Auschwitz-Birkenau/Le Génocide »

« Sélections dans le camp »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/la-deportation-des-juifs-deurope-et-des-tziganes-auschwitz-birkenau-le-genocide-1075/theme/selections-dans-le-camp-1077/type/uvideo

Le froid, p. 51-53

« Situations concentrationnaires /L’individu, son corps »

« Le froid »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/situations-concentrationnaires-lindividu-son-corps-1039/theme/le-froid-1087/type/uvideo

« Jusqu’à 50 », p. 93-94

« Situations concentrationnaires /L’individu, son corps »

« Les coups »

http://memoiresdesdeportations.org/fr/recherche/theme/situations-concentrationnaires-lindividu-son-corps-1039/theme/les-coups-1346/type/uvideo

 

NOTES

[1] Jorge Semprun et Élie Wiesel, Se taire est impossible, Paris, Arte, Mille et une nuits, 1995.

[2] Aucun de nous ne reviendra, p. 160-161.

[3] On pense en particulier à sa lettre à Louis Jouvet, Spectres, mes compagnons, Maurice Bridel, 1977.

[4] Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, Paris, Minuit, 1971.

[5] Charlotte Delbo, La mesure de nos jours, Paris, Minuit, 1971, p.77.

[6] Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, Paris, Seuil, 2002.

[7] Marie-Laure Lepetit, « Quels mots pour le dire ? », sur le site de Shoaheduc : « thématiques – dire l’indicible ».

[8] Guislaine Dunant, Charlotte Delbo, La vie retrouvée, Paris, Grasset, 2016.

[9] Sur cette question, on lira par exemple avec profit l’ouvrage de Victor Kemperer, LTI, la langue du IIIè Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, Agora, Pocket, 2003 (réed.)

[10] Les numéros de pages renvoient à la pagination du format poche des éditions de Minuit.

[11] Les termes entre guillemets correspondent aux items de classements thématiques sur le site memoiresdesdeportations.org : ils permettent de retrouver la ou les vidéos à mettre en lien avec l’extrait choisi.

[12] Les termes entre guillemets correspondent aux items de classements thématiques sur le site memoiresdesdeportations : ils permettent de retrouver la ou les vidéos à mettre en lien avec l’extrait choisi.

[13] Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, Paris, Minuit, 1971.

[14] Les termes entre guillemets correspondent aux items de classements thématiques sur le site memoiresdesdeportations.org : ils permettent de retrouver la ou les vidéos à mettre en lien avec l’extrait choisi.

[15] Les termes entre guillemets correspondent aux items de classements thématiques sur le site Mémoire des déportations : ils permettent de retrouver la ou les vidéos à mettre en lien avec l’extrait choisi.

[16] Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, op. cit.

[17] Sur ce site, on se reportera à l’article « L’expérience de l’enfer au féminin : une parole réparatrice » ainsi qu’au compte rendu de lecture consacré à L’amour après de Marceline Loridan Ivens.

[18] Aucun de nous ne reviendra, p.172

[19] Les termes entre guillemets correspondent aux items de classements thématiques sur le site memoiresdesdeportations.org : ils permettent de retrouver la ou les vidéos à mettre en lien avec l’extrait choisi.

[20] Les termes entre guillemets correspondent aux items de classements thématiques sur le site Mémoire des déportations : ils permettent de retrouver la ou les vidéos à mettre en lien avec l’extrait choisi.

[21] Les numéros de pages renvoient à la pagination du format poche des éditions de Minuit de Aucun de nous ne reviendra.